mercredi 21 octobre 2015

Littérature et invisibilisation - Le Cahier rouge

L'autre jour, je feuilletais nonchalamment, dégustant des loukoums, une édition à 2€ (non c'est pas une expression, jugez vous-même) du Cahier rouge de Benjamin Constant. Le Cahier rouge, c'est un tout petit texte autobiographique où Benjamin Constant raconte, en gros, sa vie entre 0 et 20 ans. Et ce qui m'a frappée à sa lecture, c'est que : ben, c'est pas super intéressant.

Pas que la jeunesse de Benji soit chiante, hein, ça non, pas du tout. C'est même picaresque en diable. Mais c'est mal écrit. La narration est plate, linéaire, l'auteur en jeune écervelé vaguement agaçant. On s'ennuie ferme en dépit du sujet, à s'en féliciter que le bouquin soit si court. Et c'est ici que la question se pose : pourquoi, mais pourquoi diable choisir ce texte pour publication dans une collection grand public ?

Si ce n'est à cause du texte, ou de la jolie couverture qu'il permet (pas si bête, moi-même j'ai acheté ce bouquin à cause de sa couverture), c'est à cause de son auteur. Qui, en effet, QUI n'a jamais entendu parler de Benjamin Constant ? OK, je vous vois, là au fond, qui essayez de vous barrer en douce. Mais non, restez, c'est pas grave. On va reprendre du début.

Benjamin Constant, donc, est essentiellement connu des élèves de terminale pour avoir servi de faire-valoir à Kant dans une polémique stérile sur le droit de mentir. En général, on retient bien Benjamin Constant pour la bonne raison qu'il fait à Kant à peu près les mêmes objections qu'un élève de terminale. Un Constant de 30 ans vaut bien un lycéen de 18. C'est pratique, parce que ça permet à Kant de bien lui défoncer la gueule dans sa réponse, et au prof de philo de présenter l'impératif catégorie de façon un poil plus ludique qu'en s'appuyant sur les textes de la Critique de la raison pratique.


Et pourtant, à sa mort en 1830, Benjamin Constant, on lui organise des funérailles nationales.

Des funérailles nationales. Rien que ça. Oui je sais, moi aussi, quand j'ai découvert ça sur Wikipédia, j'en suis tombée sur le cul. Des funérailles nationales. Comme Victor Hugo, dis donc. Mais si tu creuses un peu, ami lecteur, c'est pas en tant qu'immortel auteur que Benjamin Constant a eu cet honneur. S'il est enterré nationalement, c'est parce qu'il clamse six mois après la révolution de juillet (Ohlà, vous emballez pas. La révolution de juillet, c'est une qui remplace une monarchie autoritaire triste par une monarchie libérale rigolote, c'est pas exactement le grand soir). Or Benjamin Constant, député sous la monarchie précédente, avait été le chef de file des idées libérales à l'époque. C'est un peu comme si Henri Guaino décédait en décembre 2017, six mois après le retour de Nicolas Sarkozy à l'Elysée. Paf, funérailles nationales pour services rendus, ciao l'ami.

Ce qui nous permet donc d'ajouter aux titres de gloire de Benjamin Constant : funérailles nationales en raison d'un contexte politique à peu près immédiatement tombé dans les poubelles de l'Histoire.

En fait, si le nom de Benjamin Constant reste encore un tout petit peu connu aujourd'hui, c'est essentiellement comme représentant d'un mouvement littéraire, celui du premier romantisme, et ceci pour avoir beaucoup fréquenté (le salon de) Mme de Staël, et pour être l'auteur d'un admirable tout petit roman, Adolphe, qui incarne à la perfection ces courts romans psychologiques typiques des galants milieux intellectuels de l'aristocratie française de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe (avec une brève interruption entre 1789 et 1795 environ, où les galants milieux intellectuels aristocratiques étaient en vacances à l'étranger).

De ces courts romans aussi bien tournés qu'agréables à lire, témoignages d'une époque, et dont l'auteur ne s'est par ailleurs pas autrement illustré sur le plan littéraire, on a plusieurs autres exemples : le Point de lendemain de Dominique Vivant Denon, qui s'occupait davantage d'appropriation culturelle que de littérature, ou le Manon Lescaut de l'abbé Prévost, qui faisait plutôt métier d'être abbé. Ces trois romans restent encore aujourd'hui assez lus pour que des exemplaires d'occasion en traînent à peu près partout dans les bacs des bouquinistes (le bouquinistomètre étant un instrument de mesure assez fiable de la diffusion d'un bouquin).

Ce qui est marrant, c'est que de petits romans comme ceux-là, ludiques dans la narration et délicats dans la peinture des sentiments, à peu près tout le monde en écrivait à l'époque, hommes comme femmes, dans les milieux littéraires. On se les faisait lire les uns les autres en manière de flirt. Et si Benjamin Constant a fait partie de ces milieux littéraires, c'est essentiellement grâce à deux femmes brillantes de l'époque, Isabelle de Charrière d'abord, qui fait son éducation intellectuelle, puis Germaine de Staël, initiatrice du romantisme en France.

Lesquelles ont toutes deux une assez conséquente œuvre littéraire. Sauf que. Sauf que. Des délicieux romans galants écrits par Mme de Charrière, et auxquels Benjamin Constant rend hommage dans Le Cahier rouge, on ne saura jamais s'ils valent en délicatesse et en perversité les trois titres cités plus hauts, ni même s'ils sont simplement lisibles, on n'aura pas l'occasion de les apprécier ou de les admirer, pour la bonne raison qu'on ne les lira pas, parce qu'ils ne sont pas publiés en édition de poche, mais dans des éditions universitaires aussi coûteuses qu'encombrantes (et hermétiques à force de notes et de variantes). Idem pour ceux de Mme de Staël - à la rigueur une Corinne vieille de trente ans, et dont l'indice bouquinistique est proche de zéro. Et d'une manière générale, on ne trouvera pas en édition moderne et accessible un seul roman écrit par une femme à cette époque, alors qu'elles étaient nombreuses dans les salons à s'exercer au roman psychologique. Pas une qui soit passée à la postérité, pas une que l'on juge encore digne d'être publiée. Non : en édition de poche, on préférera publier Le Cahier rouge.

Vous me direz - parce que vous êtes futés, lecteurs : mais c'est parce que Constant, Denon, Prevost sont des auteurs plus importants qu'ils sont davantage publiés. Et je vous répondrai - parce que je n'ai pas la moitié de ma langue dans ma poche : mais n'est-ce pas précisément parce qu'ils sont davantage publiés qu'ils sont considérés comme plus importants ? Comment jugez-vous de l'importance d'un auteur, si ce n'est parce que vous en avez entendu parler et avez eu la chance de le lire ? Choisir Le Cahier rouge pour une collection low-cost, c'est désigner Benjamin Constant comme auteur important, méritant que l'on rende largement accessible même un texte médiocre de sa plume ; privilège que n'auront jamais eu les deux femmes qui l'ont fait littérairement. C'est parce que Benjamin Constant est continuellement republié que son nom devient une sorte de label reconnaissable permettant d'inciter à lire un texte mineur, qui devient alors à son tour une référence. Ainsi le choix éditorial décide-t-il des auteurs qui seront lus, repérés, estimés - et c'est évidemment un système qui se nourrit ensuite lui-même.

Et ça, ami lecteur, faire disparaître une part du champ créatif en lui refusant l'accès aux moyens de diffusion, c'est ce qu'on appelle l'invisibilisation.