jeudi 21 avril 2016

Du chronisme

A l'instar du spécisme, le chronisme est une discrimination d'autant plus insidieuse que les sujets discriminés ne peuvent pas se défendre. Le chronisme, c'est (un mot que je viens d'inventer pour désigner) la discrimination envers ce qui appartient au passé, ou la tendance à considérer ce qui appartient à une époque passée comme nécessairement inférieur (1). C'est, comme son nom l'indique, une discrimination liée au temps.

Le chronisme, comme toute discrimination, vient d'une grande ignorance de ce qui est discriminé, jointe à l'illusion d'en savoir tout ce qu'il y a à savoir. Comme toute discrimination, il vient d'un orgueil mal placé, où l'estime de soi repose sur le mépris de ce qui est différent. Le chronisme naît en outre d'une croyance au progrès propre aux civilisations occidentales, que l'on peut décrire comme l'idée selon laquelle le passage du temps correspondrait nécessairement à un accroissement en qualité des phénomènes humains.

Quand vous caricaturez la médecine ancienne à coups de clystère, c'est du chronisme. Rappelons que la médecine galénique a fonctionné plutôt bien pour soigner les petits bobos de vos ancêtres pendant deux millénaires, qu'à l'instar de la médecine ayurvédique, par exemple, c'est une médecine holistique, qui prend ensemble corps et esprit indissociablement, et qu'elle fournit un cadre théorique à l'individualisation des traitements qui manque absolument à la médecine moderne.

Quand vos personnages de fantasy, sous prétexte de médiévalité, sont d'ambulants clichés dépourvus de toute intériorité et s'exprimant de façon pompeuse, c'est du chronisme (et de la mauvaise littérature, mais ça c'est un autre problème).

Quand vous ramenez tout ce qui concerne l'enfance de votre grand-mère au "temps des dinosaures", c'est du chronisme. Eh oui, le chronisme, comme toute les discriminations, tend à rendre invisible toute nuance à l'intérieur de ce qu'il discrimine - à tout mettre dans le même sac sans se préoccuper des différences internes.

Traiter quelqu'un de Néanderthalien, c'est du chronisme : vous utilisez une catégorie historique comme insulte, sous-entendant par cet usage une infériorité en soi de tout ce qui appartient à cette période historique.

D'accord d'accord d'accord dites-vous, mais enfin pourquoi se soucier d'une discrimination qui ne gêne personne, les premiers concernés étant - en général - tout ce qu'il y a de plus morts ?

Je pourrais vous dire que c'est parce que toute discrimination avilit celui qui la pratique. Mais après tout, on s'en fout complètement des gens étroits d'esprit qui pratiquent la discrimination à l'encontre de leurs semblables. Qu'ils s'avilissent donc autant qu'ils veulent, ce n'est pas d'eux que je me soucie.

Non. Définir et éviter le chronisme, c'est d'abord, peut-être, un peu intéressant dans une perspective d'intersectionnalité, c'est-à-dire où l'on considère que toutes les oppressions sont liées entre elles. On se rendra alors compte que c'est d'un même mouvement que l'occident contemporain méprise les temps passés et les cultures lointaines. Que l'anachronisme n'est pas seulement une erreur historique qui consiste à évaluer des phénomènes sociaux du passé en fonction de problématiques modernes, conduisant ainsi à des erreurs d'interprétation sur la valeur de ces phénomènes (2), mais une discrimination, c'est-à-dire une posture morale introduisant des hiérarchies là où elles n'ont pas lieu d'être ; et que le geste intellectuel qui consiste à considérer le passé comme inférieur a priori n'est pas si différent de celui qui fonde l'infériorité entre les être sur des différences de classe, de race, de sexe ou de genre.

Le chronisme, c'est une cécité comme une autre, qui contribue à renforcer les autres discriminations.

Dans cette perspective d'intersectionnalité, faire de l'histoire, démonter les préjugés par rapport aux phénomènes culturels et sociaux du passé, c'est aussi travailler à saper les fondements des oppressions actuelles.

Mais surtout, le chronisme n'est plus une oppression sans opprimés (vivants) dès lors que l'on considère la fréquence avec laquelle la comparaison avec le passé est utilisée pour dégrader des cultures, populations ou groupes appartenant au temps présent. Pensez à ce président français dont le nom m'échappe qui considérait que l'homme africain n'était pas suffisamment "entré dans l'histoire", ou à la délicieuse catégorie de « pays les moins avancés » créée en 1971 par l'ONU, qui revient à dégrader toute une partie de l'humanité au nom d'une norme unique de progrès.

Mais venons-en à l'actualité brûlante du chronisme.

Lorsque l'on qualifie de « moyenâgeuses » les pratiques de certains musulmans, lorsqu'on en induit que l'Islam serait une religion elle-même « moyenâgeuse », on dit quelque chose qui serait simplement ridicule si ce n'était faux et dangereux (3). Je n'insisterais pas sur la réduction du moyen-âge à ses aspects les plus sordides. En disant cela, le locuteur, en général issu d'une culture chrétienne, manifeste un sentiment de supériorité civilisationnel. Il énonce l'idée que l'Islam, un peu plus jeune que la civilisation chrétienne, serait moins avancé que celle-ci sur la voie de la tolérance, de l'humanité et de l'ouverture d'esprit. L'Islam serait, pour tout dire, un peu grossier et obtus. « Nous autres » aurions inventé les Lumières, « eux autres », pas encore. C'est un peu rigolo de penser comme ça, étant donné que le moyen-âge, où l'occident chrétien a en effet donné de beaux exemples de sordidité, c'est justement l'âge d'or des civilisations islamiques, qui à cette époque offraient au monde quelques-uns des plus admirables exemples de tolérance, de vivre-ensemble et de culture de l'esprit (si vous ne voyez pas de quoi je parle, renseignez-vous sur Cordoue).

Mais surtout, le locuteur de ce type de jugement suppose qu'il existe un mouvement historique général des civilisations qui les amènerait progressivement, les unes après les autres, vers la tolérance et la paix. C'est une conception fausse, mais surtout dangereuse, et pas seulement parce que ceux qui la partagent s'autorisent à mépriser ceux qu'ils supposent moins avancés sur cette voie. Le principal danger du chronisme, en effet, c'est qu'ils permet de croire que l'on pourrait échapper définitivement aux temps obscurs. C'est une croyance largement partagée parce qu'elle est hautement rassurante ­ : on aimerait penser que les valeurs de tolérance et de respect peuvent s'acquérir une fois pour toutes, que l'on serait, une fois acquis à leur cause, à jamais immunisé contre le fanatisme ou la brutalité, à la fois en tant qu'individu et en tant que collectivité.

L'histoire de l'Islam comme celle de l'occident chrétien nous prouvent hélas que ce n'est pas le cas, et qu'appartenir à une civilisation qui a été éclairée n'a jamais empêché personne de cultiver l'obscurantisme ; que la tolérance est un effort de chaque instant, et que l'on ne risque jamais tant de verser dans l'intolérance et la cruauté que lorsqu'on s'en croit à l'abri.

Cette croyance en un progrès naturel et inéluctable des civilisations est enfin hautement conservatrice car dépolitisante, démobilisante : en effet quelle est l'utilité des luttes s'il suffit d'attendre pour que les injustices disparaissent toutes seules ?



***

(1) Il ne s'agit évidemment nullement ici de nier que certains dispositifs sociaux puissent avoir évolué dans un sens considéré comme souhaitable sur une période donnée, mais de critiquer l'illusion d'absolu de ce mouvement. Apprenez à faire la différence entre "c'était mieux avant" et "appartenir au passé n'implique pas nécessairement une infériorité". Ça pourrait vous sauver la vie (le jour où la révolution viendra) (et puis c'est jamais inutile de travailler ses capacités logiques).

(2) Biblio de base sur l'anachronisme : C. Lévi-Strauss, Race et histoire ; G. Duby, Le Dimanche de Bouvines ; et je serai ravie d'entendre vos conseils de lecture dans les comz.

(3) Outre la généralisation de certains musulmans à l'Islam dans son ensemble, qui pose bien sûr un problème évident.

samedi 12 mars 2016

Qu'est-ce que le politiquement correct ?

Vous avez déjà entendu l'expression. On vous l'a peut-être même déjà opposée comme argument dans une discussion. Vous vous êtes peut-être alors senti-e gêné-e. Parce que l'accusation est grave. Parce que vous vous êtes soudain retrouvé-e à vous en défendre, sans savoir comment. Parce que je suis en train de manger de la salade de pommes de terre en écrivant cet article. Alors que finalement la seule question importante à se poser est : qu'est-ce que ça veut dire au juste, "politiquement correct" ?

Ce qui frappe d'emblée, c'est le caractère absolument vide de l'expression : elle ne veut rien dire en soi, à l'instar de ses cousines "pensée unique", "bien-pensance" et "on peut plus rien dire" (et si vous avez d'autres membres de la famille, n'hésitez pas à les laisser en commentaire, je fais collection). Pourtant, elle est associée à un contexte et un usage bien précis.

Par ce terme, à l'origine, on entend stigmatiser par un terme péjoratif la démarche de ceux qui mènent une réflexion sur la dimension discriminatoire du langage.

Cette réflexion associe deux aspects :
- À côté des énoncés ouvertement discriminatoires, existent dans le langage des discriminations cachées. Ainsi, utiliser comme insulte un genre ("Tu cours comme une fille"), une orientation sexuelle ("Espèce de pédé"), une origine ("C'est du travail d'arabe") ou une profession ("Fils de pute") constitue un énoncé discriminatoire envers ce genre, cette orientation, cette origine ou cette profession : ceux-ci sont considérés comme dégradants puisque leur être associé est jugé insultant. Ce procédé n'est qu'un exemple parmi des tas, bien sûr, vous complèterez vous-mêmes : le langage en est truffé.
- Continuer à utiliser des expressions discriminatoires, c'est perpétuer et encourager la discrimination envers certaines catégories de personnes et les comportements qui vont avec. Les mots ne sont pas que des mots ; ils sont porteurs de valeurs et forgent les mentalités.

Une telle démarche constitue une prise de conscience du fait que le langage n'est pas neutre et que le choix des mots est important. Que l'on ne peut pas prétendre mettre fin aux discriminations si l'on continue à utiliser le langage qui les banalise et les légitime. On ne peut pas prétendre passer à un système égalitaire en conservant le langage de la discrimination.

Sur le plan personnel, on entre dans cette démarche, par exemple, le jour où l'on prend conscience que l'on a beau respecter toutes les orientations sexuelles, on utilise des insultes homophobes. Ou le jour où, femme, on se rend compte que l'on utilise des expressions misogynes. Bref, ce n'est jamais qu'une mise en cohérence du langage avec les convictions.

Oui, c'est long. Oui, c'est chiant. Oui, c'est parfois décourageant, parce que dès qu'on pense en avoir terminé on en retrouve encore sous le tapis. Mais hey, après tout, si vous préférez rester homophobe, raciste ou sexiste, personne ne vous en empêche. Faut juste savoir si vous l'assumez ou non.

Qu'est-ce que l'on fait, alors, quand on traite quelqu'un de "politiquement correct" ? Rien d'autre que refuser de réfléchir aux discriminations cachées dans son propre usage du langage.

Autrement dit : "politiquement correct", c'est l'injure brandie par les personnes qui cherchent à cacher et à se cacher qu'elles tiennent des propos discriminatoires, lorsqu'elles sont en danger d'avoir à le reconnaître.

Parler de "Politiquement correct", c'est la marque du discours de la mauvaise foi.

Comme tout propos de mauvaise foi, celui-ci est contradictoire. Contextuellement, d'abord, puisqu'il y a quelque chose d'étrange à appeler politiquement correcte l'expression d'opinions (antiracisme, féminisme, égalité des droits LGBT) qui provoquent systématiquement des réactions d'opposition violentes dès qu'elles sont exprimées dans l'espace public ; et structurellement ensuite, puisque si tu me traites de "politiquement correcte", c'est bien qu'à tes yeux au moins je ne le suis pas, puisque mon discours t'a déplu.

La prochaine fois que l'on vous traitera de politiquement correct, d'abord : soyez fier-e. Ensuite, au lieu de vous défendre, posez donc cette simple question : ça veut dire quoi, politiquement correct ? Jamais votre interlocuteur ne vous répondra ; car cela l'obligerait à prendre conscience de ce précisément qu'il essayait de se cacher à lui-même en employant cette expression.

vendredi 19 février 2016

Un manifeste-mode d'emploi de l'anarchie relationnelle, par Andie Nordgren

Traduction de ce texte très inspirant de l'auteure suédoise Andie Nordgren (1).


L'amour est abondant et toute relation est unique

L'anarchie relationnelle remet en cause l'idée que l'amour serait une ressource finie qui, pour être véritable, devrait se limiter au couple.
Tu as en toi la capacité d'aimer plus d'une personne, et l'amour et la relation que vous partagez n'enlève rien à ceux que vous partagez avec d'autres.
Les gens et les relations ne devraient jamais être hiérarchisés ni comparés entre eux - chéris leur unicité et le lien unique que vous partagez.
Aucune relation n'a besoin d'être étiquetée "relation principale" pour être réelle.
Chaque relation est propre et singulière, c'est une relation entre des individus complets et autonomes.


L'amour et le respect plutôt que le sentiment de propriété

En décidant de ne pas fonder votre relation sur un sentiment de propriété, tu respectes l'indépendance de l'autre et son droit à l'autodétermination.
Ni tes sentiments envers une personne, ni ce que vous avez vécu ensemble par le passé ne t'autorise à exiger d'un partenaire qu'il se plie à de prétendues normes des relations amoureuses.
Explorez ensemble des formes d'engagement qui ne compromettent pas les limites et croyances de chacun.
Plutôt que de chercher des compromis à chaque fois, laisse celleux que tu aimes choisir la manière de vivre les choses qui leur convient, sans que ce soit un drame pour la relation.
Éviter le sentiment de propriété et les exigences est le seul moyen d'être certain que la relation est vraiment réciproque.
Faire des compromis réciproques en fonction des conventions sociales ne rend pas l'amour plus "véritable".


Réfléchis à tes valeurs essentielles

Comment espères-tu être traité par les autres ?
Quelles sont tes limites et attentes principales dans tout type de relation ?
Avec quel genre de personnes aimerais-tu passer ta vie, et comment voudrais-tu que vos relations fonctionnent ?
Réfléchis aux valeurs qui te sont essentielles et applique-les à toutes les relations.
Personne ne devrait jamais te demander de renoncer aux valeurs relationnelles qui te tiennent à cœur pour leur prouver que tu les aimes "pour de vrai".


L'hétérosexisme est partout, mais ne prends pas la peur pour guide

Souviens-toi que nous vivons dans un système normatif très puissant qui prétend imposer une définition de l'amour et une manière de vivre.
Si tu ne vis pas selon les normes, beaucoup de gens critiqueront ton mode de vie et prétendront que tes relations ne sont pas sérieuses.
Avec les gens que tu aimes, élaborez des ruses pour vous protéger des pires conséquences de ces normes.
Trouvez des façons positives de répliquer et ne laissez pas la peur donner le ton à vos relations. 


Laisse la porte ouverte aux charmantes surprises

Sens-toi libre d'être spontané-e, de t'exprimer sans avoir peur du châtiment ni te noyer sous les "tu dois" : c'est ce qui donne vie aux relations fondées sur l'anarchie relationnelle.
Agis en fonction du désir réciproque de se rencontrer et se connaître, et non en fonction des devoirs, des exigences et de la peur de décevoir.


Fais semblant jusqu'à ce que ça marche

Parfois tu as l'impression qu'il faudrait des super-pouvoirs pour supporter le poids des conséquences de la transgression quand on choisit un mode de vie hors-norme.
"Faire semblant jusqu'à ce que ça marche" peut être très utile dans ce cas-là : quand tu te sens fort-e et inspiré-e, demande-toi comment tu aimerais te comporter. Transforme la réponse à cette question en quelques règles simples, et utilise-les chaque fois que tu as du mal.
Parle avec d'autres personnes qui contestent les normes et cherche leur soutien, et ne sois pas trop dur-e avec toi-même lorsque la pression des normes te fait faire quelque chose malgré toi. 


La confiance, c'est mieux

Choisir de penser que ton partenaire ne veut pas te faire de mal est bien plus constructif qu'une approche méfiante où tu exigerais des preuves constantes de son engagement dans la relation.
Parfois les gens font face à tellement de problèmes personnels qu'il ne leur reste aucune énergie pour aller vers les autres. Crée le genre de relations où, dans ces moments de retrait, on soutient et on comprend, et donne aux autres l'espace nécessaire pour parler, s'expliquer, venir te voir et prendre des responsabilités.
Mais n'oublie pas les valeurs qui sont importantes pour toi, ni de prendre soin de toi !


Échangez pour changer

La plupart des activités humaines sont accompagnées de normes qui prétendent les encadrer.
Si tu veux dévier de ces normes, il faut communiquer, sinon les choses finiront juste par suivre la norme puisque les autres se comportent selon celle-ci.
Communiquer et agir ensemble sont les seules manières de s'affranchir des normes.
La conversation et la communication doivent être au cœur des relations radicales, pas juste un truc de situation de crise.
Communiquez en vous faisant confiance.
Nous avons tellement l'habitude que les gens ne parlent pas de ce qu'ielles pensent et ressentent que nous passons notre temps à lire entre les lignes et extrapoler pour comprendre ce qu'ielles veulent vraiment dire. Mais ces interprétations reposent sur des expériences passées, souvent basées sur les normes auxquelles vous cherchez à échapper.
Pose des questions aux autres et exprime clairement ce que tu ressens ! 


Personnalise tes engagements

La vie n'aurait pas beaucoup de sens ni de structure si nous n'unissions pas nos efforts pour accomplir des choses - construire une vie, élever des enfants, acheter une maison ou vieillir ensemble pour le meilleur et pour le pire. Pour que ça marche, il faut en général beaucoup de confiance et d'engagement entre les gens.
L'anarchie relationnelle ne signifie pas refuser tout engagement, mais choisir la forme de tes engagements envers les gens qui t'entourent, et les libérer des normes qui prétendent que certains types d'engagement sont nécessaires pour que l'amour soit vrai ou que certains engagements comme élever des enfants ou habiter ensemble doivent être motivés par un type bien précis de sentiments.
Pars de zéro et énonce clairement quelles sortes d'engagements tu souhaites !

(1) Une autre traduction d'une version antérieure de ce manifeste est disponible ici.

lundi 8 février 2016

L'anarchie et la règle

Sur la porte de ce bar associatif, il n'y a pas marqué "interdit aux femmes". Et pourtant c'est tout comme. D'abord tu remarques la curieuse absence d'individus féminins de moins de quarante ans dans la salle. Et puis, comme l'heure sonne, il arrive : le relou. Le mec bourré qui te fonce dessus comme si t'étais l'Amérique, qui te tient des propos humiliants, qui continue parce que ça t'énerve, qui s'accroche quand tu lui demande de te foutre la paix, qui joue de sa force physique pour se rendre inamovible, jusqu'à ce que ce soit toi qui sois obligée de te barrer. Te barrer à l'autre bout de la table, vu que ce jour-là tu es avec un groupe de personnes plutôt vaste, mais si tu avais été seule tu aurais bien été obligée de te barrer tout court.

Et ça, au milieu de plein de personnes qui se sont toutes rendu compte de ce qui était en train de se passer. Mais pas une n'a bougé le moindre orteil pour intervenir, pour t'épauler, pour dire au gars bourré que quand la dame demande de lui foutre la paix, ben faut lui foutre la paix. Non. T'as dû gérer ça toute seule. Comme une grande. Plutôt bien, d'ailleurs. Mais là n'est pas la question. Toute seule, et ça t'a bien gâché la soirée, en fait, et tu l'as ruminé bien longtemps, à la fois le traumatisme de l'agression et celui de tous ces gens autour qui t'ont laissée te faire pourrir en continuant leurs conversations.

Ils devaient penser que ça t'amusait aussi. Ils devaient penser que ça faisait partie des attractions de la soirée. Et là, tu comprends que : ça fait partie des attractions de la soirée. Le gars qui emmerde les jeunes femmes jusqu'à ce qu'elles s'énervent, ici, c'est considéré comme : un truc drôle. Tu comprends du même coup où elles sont, les femmes de moins de quarante ans. Elles sont loin. Elles ont mis un pied dans ce bar, elles se sont fait agresser sans que personne ne bouge, elles sont plus jamais revenues.

Nous pouvons donc affirmer sans faillir que nous sommes ici en présence d'un nid de ce que Mawy appelle des anarcouilles : des gars qui perpétuent des pratiques sexistes oppressives en milieu alternatif se voulant pourtant anti-oppression.

Bah ouais meuf mais ils vont te dire : on va quand même pas faire des lois anti-relous, hé, c'est justement le but, dans l'anarchie, de pas faire de lois. Parce qu'ils n'ont pas compris, ces dominants, ces privilégiés, que si l'on peut se passer de lois en anarchie, c'est précisément parce que le respect des règles est pris en charge par chacun des membres du collectif.

Une loi, c'est un truc de paresseux. On écrit un truc et tu suis le mode d'emploi, ça t'évite de réfléchir. C'est plus évidemment problématique, bien entendu, quand la loi est formulée par un petit groupe qui n'a pas en vue les intérêts de la collectivité, mais ça reste profondément gênant en démocratie, lorsque la loi est censée être l'émanation de la volonté du peuple, parce que même dans ce cas la loi reste un truc perçu comme une autorité extérieure, la volonté d'un "ils" abstrait dont on ne se pose jamais trop la question de savoir à qui ou quoi il correspond, ce qui permet au citoyen de râler contre ce qu'"ils" lui imposent comme un môme qu'on enverrait se coucher sans télé et surtout de se laver complètement les mains de ses responsabilités dans le processus législatif. Dans notre démocratie représentative, la loi, c'est un peu comme la viande : on veut surtout pas savoir comment c'est fabriqué, sinon on risquerait de se rendre compte qu'on y est pour quelque chose.

En anarchie, supprimer les lois, ça ne veut pas dire supprimer les règles. Ça veut dire supprimer un corpus de règles écrites émanant d'une autorité centrale. Mais des règles, il y en a toujours. Même une personne seule, elle se donne des règles par son fonctionnement quotidien. OK mais alors en anarchie elles viennent d'où les règles ? Eh ben c'est là que l'anarchie est un système beaucoup plus exigeant que la démocratie représentative : elles viennent de tout le monde à la fois. Tout le monde a un rôle effectif à jouer dans l'existence de ces règles. En fait, elles n'ont même pas besoin d'être formulées : elles émanent de l'ensemble des comportements des personnes composant le groupe. La règle, en anarchie, est définie par ce que les comportements de l'ensemble des membres de la collectivité manifesteront comme acceptable ou inacceptable, par leur soutien actif ou au contraire leur active désapprobation.

Prenons ce presque sympathique bar associatif. Effectivement, ya pas de panneau "Interdit aux femmes" sur la porte. Pourtant, c'est tout comme. Qu'est-ce qui joue le rôle de cette interdiction ? Ce n'est pas le relou. Pas lui tout seul en tous cas. C'est l'ensemble de tous les gars qui le connaissent, qui savent qu'il a tendance à emmerder les jeunes femmes, qui le voient agir, et qui le laissent faire. Qui le protègent, même, à l'occasion, en cherchant à expliquer que non, en vrai il est pas méchant quand on le connaît, que faut le comprendre, il vient de divorcer, tout ça. Par ce comportement, ils contribuent à faire exister une règle non-écrite que l'on pourrait résumer comme ça : "Emmerder les jeunes femmes dans ce bar est un comportement acceptable." Laquelle a pour corolaire inévitable une autre règle, là aussi non écrite, mais pas moins réelle : "Être une jeune femme dans ce bar n'est pas un comportement acceptable." Ben oui, évidemment : si le comportement du groupe vise à protéger les gars qui agressent les jeunes femmes, ça veut dire que toute jeune femme entrant dans ce bar a la quasi-certitude de se faire agresser pendant la soirée. C'est sa peine, sa punition à elle. Et c'est bien dissuasif. Si vous ne vous mettez pas du côté de celles qui se font emmerder, vous vous mettez, de fait, du côté de leurs agresseurs. Eh oui, copains anars : si vous ne contribuez pas à faire respecter la règle "on n'emmerde pas les femmes" en gérant vos potes, vous faites passer le message aux femmes que ce sont elles qui sont indésirables.

Visiblement, elles l'ont très bien reçu.


(Entre parenthèses, tu te dis que parmi tous ces jeunes gars dans ce bar, il y en a pas mal qui doivent avoir une copine quand même, bon, ben voilà, ils sont sortis faire la fête sans elle, ils l'ont laissée à la maison, parce que ce bar, hein, c'est un peu chaud pour les nanas. Bah ouais : c'est plus facile de garder "leur" meuf en la bouclant à la maison, hein, on sait jamais, un de leurs potes pourraient venir l'emmerder et là ils seraient en fâcheux conflit de loyauté, ils se mettraient de quel côté, on te le demande ? Non, les femmes, vaut mieux qu'elles restent à la maison. C'est pas un endroit pour elles. Même si ça fait un peu bourgeois. Même si ça fait un peu, vachement, sacrément propriétaire, comme ça, comme ambiance.)

Peut-être qu'ils te diront qu'ils préfèrent rester "entre mecs". Sous couvert de question de goût, c'est un demi-aveu qu'ils font, en fait, de la discrimination qu'ils pratiquent. Alors bon si c'est le cas, les copains, faudrait assumer, être cohérents et le mettre carrément, le panneau "Interdit aux femmes", ça vous ferait prendre conscience de ce que vous faites. Mais soit. Admettons une seconde qu'ils aient "le droit" de rester un peu "entre mecs". Que finalement ils en aient pas trop envie, qu'il y ait davantage de femmes dans ce bar. Parce que ce serait pas la même ambiance, tu comprends. On pourrait pas parler des mêmes trucs, faire les mêmes trucs, on pourrait pas se lâcher pareil. Bah ouais mais là aussi mes anars : sexisme, sexisme à pleins tubes. Parce que si vous ne considériez pas uniquement les femmes comme des objets à conquérir, si vous les considériez, par exemple, je sais pas moi, comme des personnes plutôt que comme des proies potentielles, bah ça ferait aucune différence que les gens autour de vous soient des hommes ou des femmes. Aucune.

D'ailleurs, ça ne vous pose aucun problème que des femmes soient présentes, en fait, pourvu qu'elles soient suffisamment âgées pour avoir cessé d'être désirables selon vos critères. Preuve que ce n'est pas la qualité de "femme" qui vous pose problème, en fait, mais le désir que vous avez pour elles. Autrement dit : vous interdisez l'accès d'un bar à certaines personnes en raison du désir que vous pourriez avoir pour elles. C'est l'existence de votre désir qui vous conduit à nier le statut de personnes aux jeunes femmes. Vous le voyez le problème, là ? Oué. Exact. Il est là. Dans vos pompes.

La femme est un pote comme les autres, vous savez. Et ce serait dommage que toute femme doive attendre d'avoir passé la limite d'âge au-delà de laquelle vous cessez de la considérer comme un objet de désir (et là aussi, remarquez que cette fameuse limite, c'est une règle que vous formulez et contribuez à faire exister à travers vos comportements, traitant en personnes les femmes plus âgées, traitant les jeunes femmes en objets) pour pouvoir venir boire un coup tranquille dans ce rade.

Parce que les jeunes femmes, finalement, elles veulent pas autre chose que vous en fait : boire un coup tranquille, sans emmerder personne, et sans se faire emmerder. C'est pas un mauvais idéal de vie, on pourrait dire. Eh ben voilà : en anarchie, c'est pas des policiers ou des CRS qui garantissent la tranquillité des citoyens, mais chaque membre de la communauté qui garantit la tranquillité de tous les autres.

Alors gérez-vous un peu, ça serait dommage qu'il faille faire revenir la grande méchante loi.