jeudi 21 avril 2016

Du chronisme

A l'instar du spécisme, le chronisme est une discrimination d'autant plus insidieuse que les sujets discriminés ne peuvent pas se défendre. Le chronisme, c'est (un mot que je viens d'inventer pour désigner) la discrimination envers ce qui appartient au passé, ou la tendance à considérer ce qui appartient à une époque passée comme nécessairement inférieur (1). C'est, comme son nom l'indique, une discrimination liée au temps.

Le chronisme, comme toute discrimination, vient d'une grande ignorance de ce qui est discriminé, jointe à l'illusion d'en savoir tout ce qu'il y a à savoir. Comme toute discrimination, il vient d'un orgueil mal placé, où l'estime de soi repose sur le mépris de ce qui est différent. Le chronisme naît en outre d'une croyance au progrès propre aux civilisations occidentales, que l'on peut décrire comme l'idée selon laquelle le passage du temps correspondrait nécessairement à un accroissement en qualité des phénomènes humains.

Quand vous caricaturez la médecine ancienne à coups de clystère, c'est du chronisme. Rappelons que la médecine galénique a fonctionné plutôt bien pour soigner les petits bobos de vos ancêtres pendant deux millénaires, qu'à l'instar de la médecine ayurvédique, par exemple, c'est une médecine holistique, qui prend ensemble corps et esprit indissociablement, et qu'elle fournit un cadre théorique à l'individualisation des traitements qui manque absolument à la médecine moderne.

Quand vos personnages de fantasy, sous prétexte de médiévalité, sont d'ambulants clichés dépourvus de toute intériorité et s'exprimant de façon pompeuse, c'est du chronisme (et de la mauvaise littérature, mais ça c'est un autre problème).

Quand vous ramenez tout ce qui concerne l'enfance de votre grand-mère au "temps des dinosaures", c'est du chronisme. Eh oui, le chronisme, comme toute les discriminations, tend à rendre invisible toute nuance à l'intérieur de ce qu'il discrimine - à tout mettre dans le même sac sans se préoccuper des différences internes.

Traiter quelqu'un de Néanderthalien, c'est du chronisme : vous utilisez une catégorie historique comme insulte, sous-entendant par cet usage une infériorité en soi de tout ce qui appartient à cette période historique.

D'accord d'accord d'accord dites-vous, mais enfin pourquoi se soucier d'une discrimination qui ne gêne personne, les premiers concernés étant - en général - tout ce qu'il y a de plus morts ?

Je pourrais vous dire que c'est parce que toute discrimination avilit celui qui la pratique. Mais après tout, on s'en fout complètement des gens étroits d'esprit qui pratiquent la discrimination à l'encontre de leurs semblables. Qu'ils s'avilissent donc autant qu'ils veulent, ce n'est pas d'eux que je me soucie.

Non. Définir et éviter le chronisme, c'est d'abord, peut-être, un peu intéressant dans une perspective d'intersectionnalité, c'est-à-dire où l'on considère que toutes les oppressions sont liées entre elles. On se rendra alors compte que c'est d'un même mouvement que l'occident contemporain méprise les temps passés et les cultures lointaines. Que l'anachronisme n'est pas seulement une erreur historique qui consiste à évaluer des phénomènes sociaux du passé en fonction de problématiques modernes, conduisant ainsi à des erreurs d'interprétation sur la valeur de ces phénomènes (2), mais une discrimination, c'est-à-dire une posture morale introduisant des hiérarchies là où elles n'ont pas lieu d'être ; et que le geste intellectuel qui consiste à considérer le passé comme inférieur a priori n'est pas si différent de celui qui fonde l'infériorité entre les être sur des différences de classe, de race, de sexe ou de genre.

Le chronisme, c'est une cécité comme une autre, qui contribue à renforcer les autres discriminations.

Dans cette perspective d'intersectionnalité, faire de l'histoire, démonter les préjugés par rapport aux phénomènes culturels et sociaux du passé, c'est aussi travailler à saper les fondements des oppressions actuelles.

Mais surtout, le chronisme n'est plus une oppression sans opprimés (vivants) dès lors que l'on considère la fréquence avec laquelle la comparaison avec le passé est utilisée pour dégrader des cultures, populations ou groupes appartenant au temps présent. Pensez à ce président français dont le nom m'échappe qui considérait que l'homme africain n'était pas suffisamment "entré dans l'histoire", ou à la délicieuse catégorie de « pays les moins avancés » créée en 1971 par l'ONU, qui revient à dégrader toute une partie de l'humanité au nom d'une norme unique de progrès.

Mais venons-en à l'actualité brûlante du chronisme.

Lorsque l'on qualifie de « moyenâgeuses » les pratiques de certains musulmans, lorsqu'on en induit que l'Islam serait une religion elle-même « moyenâgeuse », on dit quelque chose qui serait simplement ridicule si ce n'était faux et dangereux (3). Je n'insisterais pas sur la réduction du moyen-âge à ses aspects les plus sordides. En disant cela, le locuteur, en général issu d'une culture chrétienne, manifeste un sentiment de supériorité civilisationnel. Il énonce l'idée que l'Islam, un peu plus jeune que la civilisation chrétienne, serait moins avancé que celle-ci sur la voie de la tolérance, de l'humanité et de l'ouverture d'esprit. L'Islam serait, pour tout dire, un peu grossier et obtus. « Nous autres » aurions inventé les Lumières, « eux autres », pas encore. C'est un peu rigolo de penser comme ça, étant donné que le moyen-âge, où l'occident chrétien a en effet donné de beaux exemples de sordidité, c'est justement l'âge d'or des civilisations islamiques, qui à cette époque offraient au monde quelques-uns des plus admirables exemples de tolérance, de vivre-ensemble et de culture de l'esprit (si vous ne voyez pas de quoi je parle, renseignez-vous sur Cordoue).

Mais surtout, le locuteur de ce type de jugement suppose qu'il existe un mouvement historique général des civilisations qui les amènerait progressivement, les unes après les autres, vers la tolérance et la paix. C'est une conception fausse, mais surtout dangereuse, et pas seulement parce que ceux qui la partagent s'autorisent à mépriser ceux qu'ils supposent moins avancés sur cette voie. Le principal danger du chronisme, en effet, c'est qu'ils permet de croire que l'on pourrait échapper définitivement aux temps obscurs. C'est une croyance largement partagée parce qu'elle est hautement rassurante ­ : on aimerait penser que les valeurs de tolérance et de respect peuvent s'acquérir une fois pour toutes, que l'on serait, une fois acquis à leur cause, à jamais immunisé contre le fanatisme ou la brutalité, à la fois en tant qu'individu et en tant que collectivité.

L'histoire de l'Islam comme celle de l'occident chrétien nous prouvent hélas que ce n'est pas le cas, et qu'appartenir à une civilisation qui a été éclairée n'a jamais empêché personne de cultiver l'obscurantisme ; que la tolérance est un effort de chaque instant, et que l'on ne risque jamais tant de verser dans l'intolérance et la cruauté que lorsqu'on s'en croit à l'abri.

Cette croyance en un progrès naturel et inéluctable des civilisations est enfin hautement conservatrice car dépolitisante, démobilisante : en effet quelle est l'utilité des luttes s'il suffit d'attendre pour que les injustices disparaissent toutes seules ?



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(1) Il ne s'agit évidemment nullement ici de nier que certains dispositifs sociaux puissent avoir évolué dans un sens considéré comme souhaitable sur une période donnée, mais de critiquer l'illusion d'absolu de ce mouvement. Apprenez à faire la différence entre "c'était mieux avant" et "appartenir au passé n'implique pas nécessairement une infériorité". Ça pourrait vous sauver la vie (le jour où la révolution viendra) (et puis c'est jamais inutile de travailler ses capacités logiques).

(2) Biblio de base sur l'anachronisme : C. Lévi-Strauss, Race et histoire ; G. Duby, Le Dimanche de Bouvines ; et je serai ravie d'entendre vos conseils de lecture dans les comz.

(3) Outre la généralisation de certains musulmans à l'Islam dans son ensemble, qui pose bien sûr un problème évident.