dimanche 24 septembre 2017

Chacun cherche son hérisson

À une époque j'avais un jardin, et dans ce jardin, il y avait un hérisson. Il y avait aussi des chats et chaque soir au crépuscule, tandis que je chillais je pouvais observer la bizarre routine de l'une d'entre eux.

Dès qu'elle entendait le hérisson fureter dans les feuilles - c'est-à-dire tout le temps, car le hérisson est un animal très furetant - elle se précipitait vers lui, au comble de l'excitation ; elle pilait devant, allongeait son cou pour sentir la bestiole qui se roulait en boule, se piquait le nez dessus, sautait en l'air et détalait aussi vite qu'elle était venue.

Et recommençait depuis le début cinq minutes plus tard.

Ad lib.

C'était fascinant. Mais à force de me moquer j'ai fini par me rendre compte que j'en avais un aussi, de hérisson. Ce n'est pas un hérisson jardinier. C'est un hérisson littéraire. À chaque fois que je commence à écrire quelque chose, je commence par me prendre la tête avec des trucs qui m'emmerdent avant de me rendre compte que hé, meuf, t'écris exactement ce que tu veux, personne t'oblige à écrire des trucs qui te saoulent.

Personne n'attend ce que j'écris. Personne ne le réclame. Personne n'en a besoin. Ya aucune nécessité en fait : si je veux pas écrire du tout, rien ne m'y force. C'est incroyablement confortable. Ça veut dire que j'écris très exactement ce que je veux, comme je veux. Envers l' à phrases mes toutes construire veux je si, ce sera illisible mais rien ni personne ne m'en empêche.

Et j'ai eu beau avoir cette épiphanie un certain nombre de fois déjà, cela ne m'empêche pas de me retrouver à buter sur des passages que j'ai pas envie d'écrire à chaque fois que je m'y remets. Comme si c'était un passage obligé avant de choisir d'écrire les choses comme elles me plaisent. À chaque fois je me maudis - purée, je l'ai encore fait - mais finalement je sais pourquoi : je viens encore de me piquer le nez sur mon hérisson.

Le hérisson, c'est le truc contre lequel on n'arrive pas à s'empêcher de se cogner à nouveau à intervalles réguliers. C'est essentiellement un obstacle intérieur. C'est cette tendance à se précipiter contre un truc dont on devrait savoir d'avance, pourtant, que c'est pas une bonne idée. Mais c'est plus fort que nous.

Mon hérisson littéraire, si j'y réfléchis un peu, je comprends assez bien d'où il vient (de sous un buisson du jardin voisin, comme tous les hérissons). Je le contourne plus rapidement. J'arrive à cohabiter avec lui. Qui sait, peut-être un jour je découvrirai qu'il bouffe aussi des machins nuisibles, mais aucun animal n'a à prouver son utilité pour vivre dans mon jardin. Pour l'instant je me cogne encore régulièrement le nez contre ses piquants, mais j'ai bon espoir qu'un jour je réussirai à le saluer de loin, à constater son existence tout en me maintenant à distance. C'est important, de bien connaître son hérisson.

Et vous, votre hérisson, c'est quoi ?

mardi 12 septembre 2017

Un an et demi de féminisation de mes lectures

Au début de l'année 2016, j'ai décidé de féminiser mes lectures. C'est parti du constat que j'avais beau être pour l'égalité, je lisais de fait principalement des bouquins écrits par des mâles blancs hétérosexuels. J'étais sexiste dans mes choix de lecture. Or si je voulais changer ça, dans un monde éditorial qui publie, promeut, met en avant, diffuse bien davantage les auteurs que les autrices (j'en parlais déjà ici), je n'allais pas pouvoir me contenter du hasard des rencontres, mais j'allais devoir rentrer dans une démarche active de recherche d'autrices.

Parce que mes statistiques personnelles sont accablantes. Je suis une assez grosse lectrice, je lis entre 4 et 6 bouquins par mois, principalement des romans, parfois quelques essais, sans compter les lectures que je fais pour des raisons professionnelles. Cela fait plusieurs années que je note toutes mes lectures "de loisir" dans un carnet. Et ça, ça permet de faire des stats. Eh bien la réalité, c'est que si je m'en remets au hasard, je lis entre 1 et 6 bouquins écrits par des femmes PAR AN*.

Mais quelle importance, me direz-vous, que le bouquin soit écrit par un homme ou une femme, pourvu qu'il soit bon ? Mais aucune, vous répondrai-je, absolument aucune, évidemment, donc si c'est sans importance ça ne vous dérangera pas que je lise exclusivement des femmes pendant quelques temps, hm ? Pour le reste, j'y reviendrai un peu plus loin.

Bilan d'un an et demi de féminisation de mes lectures, donc.


Comment trouver des autrices à lire ?

- À la bibliothèque de mon quartier, en traînant dans les rayonnages
- Dans la boîte d'échanges entre voisins en bas de chez moi
- En demandant conseil à des ami-e-s : ce qui m'a le plus aidée pour découvrir des autrices susceptibles de me plaire et dont je n'avais jamais entendu parler
- En complétant la biblio d'autrices que je connaissais déjà
- En allant lire ou relire des autrices célèbres (pas eu recours à cette solution encore).

Dans l'ensemble, je suis pas super douée pour la prospection, j'ai peu de temps à y consacrer et j'ai du mal à retenir les noms propres. Il s'est donc surtout agi de garder mon objectif à l'esprit quand je cherchais de quoi lire. Je n'ai pas non plus spécialement cherché à faire une bibliographie féminine exemplaire : en ce moment j'ai surtout envie de lire de la SF / Fantasy, donc j'ai appliqué mon projet à mes envies du moment. Enfin, trouver des autrices à lire, c'est du boulot, essentiellement parce qu'elles sont beaucoup moins mises en avant que les hommes. J'ai donc parfois choisi au pif, avec plus ou moins de bonheur.


Qu'est-ce que j'ai donc lu ?
(en vrac et dans l'ordre chronologique)

- Margaret Atwood, la trilogie MaddAddam. Je le conseille à tout le monde depuis.
- Marion Zimmer Bradley, Les Dames du lac. Pas impressionnée.
- À peu près tout ce que j'ai pu trouver de Poppy Z. Brite**, et notamment la trilogie sur Rickey et G-man. Super découverte, depuis je brûle d'aller visiter la Nouvelle-Orléans.
- Emmanuelle Pireyre, Féérie générale. Découverte de bibliothèque, complètement par hasard. Super recueil de nouvelles ludiques, créatives dans l'écriture, où la poésie sert une vraie portée philosophique et politique et je suis super mauvaise pour pitcher les bouquins, bref, lisez-le.
- Corinne Minard, Faillir être flingué.
- Xinran, Baguettes chinoises. Alors ça, c'est très, très, très, très bien. Empuissantisant en diable.
- Lu / relu pas mal de romans de Fred Vargas, qui est un de mes phares dans la tempête.
- Ann Perry, Un plat qui se mange froid. Et c'était à chier. Classiste, partial, conservateur, intrigue cousue de fil blanc, et même sexiste. Eh oui. Ça arrive.
- Arundhati Roy, The God of small things. Cadeau d'un ami au courant de ma démarche, que je ne remercierai jamais assez pour m'avoir fait découvrir cette merveille.
- Raphaëlle Billetdoux, Mélanie dans un vent terrible. Trouvé dans la boîte d'échanges entre voisins. Je m'attendais à ne pas être surprise et puis en fait si.
- Lindy West, Shrill. Cadeau d'une amie que je ne remercierai jamais assez.
- Sophie Hénaff, Poulets grillés puis Rester groupés. Romans policiers décalés et agréables à lire.
- Mathilde Ramadier, Bienvenue dans le nouveau monde. Brillante enquête sur le monde des start-up berlinoises.
- Mari Yamazaki, Thermae romae. Essentiellement parce que c'est plein de Romains à poil.
- Le cycle de L'Assassin royal de Robin Hood, découverte grâce à deux amies que je ne remercierai jamais assez.
- Gabrielle Deydier, On ne naît pas grosse, on le devient. Superbe documentaire sur la grossophobie et la chirurgie de l'obésité.
- Samantha Bailly, Métamorphoses. Captivant et très créatif, tant dans l'univers que dans l'histoire.
- À peu près tout ce que j'ai pu lire de Lizzie Crowdagger, autrice découverte grâce à Tanxxx sur les réseaux sociaux. Totalement addictif.
- Et en ce moment je lis Le Grand livre, de Connie Willis, offert par un ami au courant de mon projet et que je ne remercierai jamais assez.


Et donc ?


Je n'ai pas réussi à lire exclusivement des autrices, principalement parce que j'ai aussi relu beaucoup de Terry Pratchett, qui est un autre de mes phares dans la tempête, même s'il est criticable lui aussi. En revanche, j'ai réussi à inverser la tendance : les auteurs sont passés d'une écrasante majorité à une nette minorité dans ma liste de lecture. Ceux que je lis ont également changé (j'y reviendrai).

Lire beaucoup plus d'autrices, ça a changé mon point de vue. Vraiment. Et pourtant je n'ai pas lu que des autrices spécialement engagées ou féministes. Pas seulement à cause de cet "endroit de la taille d'une pièce" dont parle Virginia Woolf, mais plutôt à cause du point de vue sur les femmes dans les romans. Sous la plume d'un homme hétérosexuel, tout personnage féminin a tendance à être évalué selon qu'il est désirable ou non, et souvent même à être réduit à cet aspect. Lire des romans écrits par des autrices, c'est lire un autre point de vue sur les personnages féminins - des personnages féminins auxquels l'autrice a laissé une chance d'être de véritables personnages, et pas uniquement des satellites des personnages masculins.

Not all male writers. Oui bien sûr. Chez Pratchett, par exemple, il y a de magnifiques personnages féminins forts, et les romans de Tiphaine Patraque font pour moi partie de ses meilleurs. Néanmoins. Ça reste des personnages féminins écrits par un homme hétérosexuel. Donc pas le même point de vue que celui qu'une femme peut porter sur d'autres femmes.

Et les gouines alors ? Ben justement, et je pense que ce sera plus clair. Les romans de Lizzie Crowdagger contiennent principalement (presque exclusivement) des personnages de lesbiennes. Et ça change beaucoup de choses. Notamment dans la manière dont ses personnages se perçoivent les unes les autres, dans le type de relations qu'elles nouent, ou dans le genre de beauté qu'elles apprécient (je pense par exemple au type butch, qui ne sera quasi jamais valorisé sous la plume d'un homme cis hétéro). Lire un roman écrit du point de vue d'une femme homosexuelle, c'est voir s'ouvrir d'autres possibilités pour les personnages féminins en termes de narration, de modèles, d'action.

La différence est moins flagrante quand l'autrice est hétéro (ses canons de beauté par exemple seront souvent assez proches de ceux des hommes hétéro), mais son point de vue sur ses personnages féminins n'en sera pas moins différent de celui de ses collègues hommes hétéro, même quand ceux-ci sont féministes et que leurs romans passent le test de Bechdel.

Et alors, c'est quoi le problème avec le point de vue des hommes hétéro ? N'ont-ils pas droit à un point de vue ? Que si, que si. Mais si ce point de vue est quasi-hégémonique en littérature, voyez-vous, cela biaise ma représentation du monde de lectrice, eh oui. Lire des romans écrits par des femmes, sous cet aspect, c'est pour moi libérateur, parce que cela m'ouvre des possibilités, et reposant, parce que c'est épuisant, voyez-vous, de me nourrir en continu d'une littérature qui me considère toujours comme l'autre***. Et en tant qu'autrice, comment j'écris des personnages féminins crédibles si je n'ai comme exemples en littérature que des femmes écrites par des hommes ?

L'expérience est sans retour. Ça, c'est le truc auquel je ne m'attendais pas. Au bout de quelques mois, je suis devenue véritablement incapable de lire certains livres écrits par des auteurs hommes hétéro, en l'occurrence ceux qui ne font vraiment aucun effort pour intégrer les femmes comme êtres humains. J'ai constaté ça quand j'ai essayé de lire La Zone du dehors d'Alain Damasio, auteur qu'un ami m'avait pourtant chaudement recommandé. J'ai pas pu lire au-delà de la page 50, rebutée par la représentation du monde grossièrement viriliste (la méchante société totalitaire est décrite avec un champ lexical qui la relie aux valeurs considérées comme féminines, les gentils révolutionnaires épris de liberté défendent une conception de la liberté qui est celle d'un homme ayant toujours pu se reposer sur des femmes pour le travail émotionnel et repriser les chaussettes) et les stéréotypes de genre incarnés par les personnages (la jeune étudiante petite, mince, sensuelle et un peu irresponsable qui écoute parler pendant des heures son prof et amant deux fois plus âgé qu'elle, costaud, viril et puissant, ledit prof monopolisant toutes les valeurs de force physique et intellectuelle et de réussite sociale, pourquoi pas mais sans moi) (je vois pas à quoi sert un personnage féminin qui n'est que spectateur d'une action exclusivement masculine).

En gros : lire beaucoup plus d'autrices, même pas nécessairement féministes, a tellement accru ma sensibilité au sexisme littéraire que je suis devenue incapable de "faire avec".

Ça veut dire aussi qu'un certain nombre de grands classiques de la littérature, que je n'ai pas encore lus, eh bien je ne les lirai sans doute jamais maintenant. Certains trucs que j'ai lus et aimés autrefois, je sais que je ne pourrais pas les relire à présent (par exemple La Ballade de la Geôle de Reading, d'Oscar Wilde). Je ne pourrais plus supporter. Je ne peux plus supporter qu'on essaye de me faire avaler une vision du monde qui insulte la moitié de l'humanité. Donc je lirai encore certainement des auteurs hommes. Mais pas des auteurs sexistes. À présent c'est une dimension que je ne peux plus ignorer dans mes lectures, le sexisme du point de vue de l'auteur.


Dommage ? Non. Cela veut simplement dire qu'après avoir constaté qu'une autre littérature est possible, je n'ai vraiment plus envie de m'imposer la vision du monde viriliste qui est celle de beaucoup d'auteurs mâles. Mon horizon ne s'est pas refermé, il s'est ouvert. Et c'est moi qui choisis dans quelle direction je veux le parcourir. En arrêtant de lire de la littérature masculine sexiste, j'ai découvert qu'il existait plein d'autres littératures. Les "grands auteurs" que je ne lirai plus, eh bien j'en découvrirai d'autres. Faut chercher un peu, les choses étant ce qu'elles sont. Mais je ne risque pas de manquer de bons livres d'ici la fin de mon existence****.

Ce que ça veut dire, aussi, c'est que le point de vue masculin hégémonique en littérature ne peut se maintenir qu'à la condition, précisément, d'être hégémonique, c'est-à-dire de bloquer l'accès à la visibilité de tout ce qui n'est pas lui-même - femmes, gays, trans - car une fois sorti-e de ce point de vue masculin hégémonique, une fois que l'on a constaté que ce n'était pas le seul possible, on ne peut plus croire à son mensonge, qui est d'essayer de se faire passer pour universel.

C'est pourquoi je recommande l'expérience, par amour de la littérature.


Edit : Un lien vers un projet similaire, avec en prime une bibliothèque féminine.


*Sauf l'année où j'ai relu tout Vargas, lu tout Jane Austen et découvert Ursula Le Guin. Ça ne fait pourtant pas monter la proportion d'autrices dans mes lectures au-dessus de 25%.

** J'ai découvert à cette occasion que Poppy Z. Brite est en fait un homme trans et s'appelle maintenant Billy Martin, et décidé que pas grave pour ma démarche, car celle-ci est essentiellement destinée à contrebalancer l'hégémonie des homme cis en littérature.

*** Pour la même raison, j'ai trouvé très intéressant de lire des romans d'hommes gays : Chuck Palahniuk, Edouard Louis notamment.

**** J'ai pour l'instant limité ma démarche à la question du genre. Si je poursuis cette logique en essayant de sortir de l'eurocentrisme de la littérature, le champ des possibles est encore plus vaste.

lundi 13 février 2017

Sur l'exhumation d'Elizabeth Siddal

Lorsque je me rappelle mes premières recherches sur la mort et l'exhumation d'Elizabeth Siddal, je me revois dans mon appartement parisien, alors que je n'y habitais plus lorsque j'ai (sans doute) pour la première fois entendu parler de cet étrange épisode dans le roman de Fred Vargas, Un Lieu incertain. (Sans doute), car j'ai frénétiquement reparcouru chacun des recueils d'histoires de vampires que je lisais lorsque je vivais à Paris, et aucun n'en fait mention ; à moins d'un autre texte, d'une autre lecture que j'aurais depuis entièrement oubliée (cela m'arrive : j'ai relu La Crypte des capucins, de Joseph Roth, sans aucun souvenir de ma première lecture que je suppose avoir eu lieu six ans auparavant - régulièrement un passage confirmait la certitude que j'avais déjà lu ce livre, mais jusqu'à la dernière page aucun souvenir ne m'en est revenu et j'ai pu relire entièrement ce roman admirable sans qu'aucun retour de mémoire ne me force à en connaître par avance la fin ou les péripéties - et comme cette première lecture doit dater de l'époque où je ne notais pas encore dans un carnet les titres de tout ce que je lis, pour éviter qu'ils ne sombrent, sauf [j'avais d'abord écrit par erreur "sans", ce qui est significatif] exceptions, dans l'oubli, impossible de vérifier).

L'histoire m'avait intriguée et, en cherchant à en savoir davantage, je me souviens être tombée sur un texte assez beau, mais dur et sarcastique. Le texte parlait sans le nommer de Dante Gabriel Rossetti, désigné comme "le poète" je crois, et non comme peintre. L'auteur-e raillait la manière dont, après ce geste très théâtral et grandiloquent d'ensevelir le recueil manuscrit de ses poèmes dans le cercueil de celle qui les lui avait inspirés, "le poète", rattrapé par la vanité et la soif de gloire littéraire, rouvrait la tombe sept ans plus tard pour reprendre son présent et arracher son recueil des doigts décomposés de son amour. L'auteur-e du texte, qui semblait connaître Rossetti, portait néanmoins sur ses actions un regard sans indulgence. Ce n'était pas un joli texte. Il était sombre, amer, gothique pour tout dire, insistant sur la mesquinerie du "poète" et l'éphémère de sentiments prétendus éternels. Quelque chose du talent grinçant d'Oscar Wilde dans la Ballade de la geôle de Reading.

Je ne me souviens pas du nom de l'auteur de ce texte, ni s'il s'agissait d'une femme ou d'un homme. Je ne me souviens pas non plus s'il était en français ou en anglais - vraisemblablement en anglais à l'origine, en raison de la vigueur de l'expression, mais je ne sais plus si ce que j'ai eu sous les yeux était l'original ou une traduction française un peu heurtée, comme le sont toujours les traductions de poésie, ou si ma mémoire confond les langues. Je ne me souviens pas si c'était un texte en vers ou une prose poétique, même si je penche pour des vers anglais, mieux capables de rendre les cadences puissantes d'un propos accusateur. Je suppose qu'il s'agissait d'un texte du XIXe siècle, écrit par un contemporain de l'événement.

Mais ce qui est curieux c'est que, malgré des recherches longues et réitérées, je n'ai jamais pu, par la suite, retrouver ce texte.

L'internet a depuis sédimenté des couches et des couches de documentation sur Elizabeth Siddal et Dante Gabriel Rossetti. Elles ont peut-être recouvert ce texte ; elles ne le mentionnent nulle part. Vous qui passez par ici, si par chance vous avez une référence à m'indiquer, un nom, un titre, un indice, une vague hypothèse...

Ce qui est plus curieux encore, c'est que mon souvenir le plus vif de ce texte, et, pour tout dire, tout ce dont je me souviens, c'est de ce détail des doigts décomposés de la morte auxquels le "poète" reprenait son recueil. Or ce que l'histoire retient, au contraire, c'est qu'à l'exhumation les témoins ont prétendu que le corps d'Elizabeth Siddal était incorrompu, plus florissant de santé encore que de son vivant, alors même que le recueil était rongé par les vers : c'est une des sources de la légende des vampires du cimetière de Highgate à Londres où elle repose.

Cette histoire de corps intact est largement douteuse, peut-être inventée par Howell, l'éditeur de Rossetti, pour adoucir la culpabilité du peintre, qui d'ailleurs n'assista pas à l'exhumation. Elle n'en est pas moins fortement attachée à la mémoire d'Elizabeth Siddal. Les récits de l'exhumation mentionnent également les cheveux restés roux de la morte, pour cette raison qu'ils avaient adhéré au recueil qui dut en être lavé après l'exhumation. Ce dernier détail est moins douteux. C'était donc sous les cheveux, et non entre les mains, qu'était placé le recueil ; mais enfin une image frappante vaut bien une petite imprécision.

Pourtant toutes ces incohérences, et mon incapacité à en retrouver toute trace, me font douter de ma mémoire et de l'existence même de ce texte. Après tout ma tête était si encombrée à l'époque, ma mémoire de ces années-là n'est pas si fiable. Ainsi ce passage de la très belle nouvelle de Kawabata Yasunari, Élégie :

Ce soir, cinq ou six amies d'autrefois sont venues chez nous jouer au loto des poèmes. [...] Mon père, pour éviter que nos haleines n'alourdissent l'atmosphère, brûla de l'encens chinois. Cela rafraîchit la salle, mais la soirée n'en fut pas plus animée, car chacune de nous paraissait perdue dans des réminiscences égoïstes.
Certes, il est beau de ne pas oublier ; pourtant, si quarante ou cinquante femmes s'assemblaient pour un concours de souvenirs, et si la salle de réunion portait une serre sur son toit, les miasmes qui s'élèveraient de cette réunion flétriraient sûrement les fleurs. Non pas que ces femmes aient commis de mauvaises actions, mais parce que le passé se révèle bien plus crûment bestial que l'avenir tel qu'on l'imagine.

En le relisant après plusieurs années, je fus surprise de ne pas y trouver, comme j'en avais le souvenir, un préjugé atroce du père sur la toxicité des haleines de femmes. Non seulement cette remarque sur les haleines de femmes qui font faner les fleurs appartient à la narratrice, mais de plus elle témoigne davantage d'une empathie avec la dureté de la condition des femmes japonaises que d'un état d'esprit sexiste. Ma mémoire avait coupé dans le texte, collant ensemble des morceaux qui n'étaient pas joint en réalité.

Ainsi peut-être ce souvenir d'un texte introuvable et amer sur l'exhumation d'Elizabeth Siddal est-il une contamination du souvenir d'un autre texte - peut-être la description terriblement concrète et éprouvante que fait Berlioz de l'exhumation de sa première femme, l'actrice anglaise Henriette Smithson, dans ses Mémoires, que j'ai lu à peu de distance de la parution du Lieu incertain de Vargas. La figure de l'artiste égoïste et ambitieux peut également me venir d'ailleurs, par exemple du Portrait ovale de Poe, que j'ai pu lire aussi à cette époque.

J'ai pu également, comme pour la nouvelle de Kawabata, construire ce souvenir de toutes pièces à partir des émotions que j'avais ressenties à la lecture de cette histoire et de mon propre jugement sur l'attitude de Rossetti. Peut-être n'ai-je pas hérité mon mépris pour ce personnage d'un poème amer et sarcastique, peut-être ai-je au contraire projeté le souvenir de mon mépris sur d'autres témoignages moins engagés. Peut-être la mesquinerie attribuée au personnage de Rossetti vient-elle de mon empathie avec Elizabeth Siddal, longtemps effacée en tant qu'artiste et poète par la gloire de son mari et injustement limitée au rôle de modèle ou de "muse" du grand homme par une histoire de la peinture qui ne conçoit pas les femmes autrement que comme des objets.

Chaque fois que je repense à Elizabeth Siddal, je me lance à nouveau frénétiquement à la recherche de ce texte que je n'ai jamais retrouvé, chaque fois ce faisant j'en apprends davantage sur elle, sur sa mort et son entourage.

Ce texte, je l'ai peut-être rêvé.