L'histoire m'avait intriguée et, en cherchant à en savoir davantage, je me souviens être tombée sur un texte assez beau, mais dur et sarcastique. Le texte parlait sans le nommer de Dante Gabriel Rossetti, désigné comme "le poète" je crois, et non comme peintre. L'auteur-e raillait la manière dont, après ce geste très théâtral et grandiloquent d'ensevelir le recueil manuscrit de ses poèmes dans le cercueil de celle qui les lui avait inspirés, "le poète", rattrapé par la vanité et la soif de gloire littéraire, rouvrait la tombe sept ans plus tard pour reprendre son présent et arracher son recueil des doigts décomposés de son amour. L'auteur-e du texte, qui semblait connaître Rossetti, portait néanmoins sur ses actions un regard sans indulgence. Ce n'était pas un joli texte. Il était sombre, amer, gothique pour tout dire, insistant sur la mesquinerie du "poète" et l'éphémère de sentiments prétendus éternels. Quelque chose du talent grinçant d'Oscar Wilde dans la Ballade de la geôle de Reading.
Je ne me souviens pas du nom de l'auteur de ce texte, ni s'il s'agissait d'une femme ou d'un homme. Je ne me souviens pas non plus s'il était en français ou en anglais - vraisemblablement en anglais à l'origine, en raison de la vigueur de l'expression, mais je ne sais plus si ce que j'ai eu sous les yeux était l'original ou une traduction française un peu heurtée, comme le sont toujours les traductions de poésie, ou si ma mémoire confond les langues. Je ne me souviens pas si c'était un texte en vers ou une prose poétique, même si je penche pour des vers anglais, mieux capables de rendre les cadences puissantes d'un propos accusateur. Je suppose qu'il s'agissait d'un texte du XIXe siècle, écrit par un contemporain de l'événement.
Mais ce qui est curieux c'est que, malgré des recherches longues et réitérées, je n'ai jamais pu, par la suite, retrouver ce texte.
L'internet a depuis sédimenté des couches et des couches de documentation sur Elizabeth Siddal et Dante Gabriel Rossetti. Elles ont peut-être recouvert ce texte ; elles ne le mentionnent nulle part. Vous qui passez par ici, si par chance vous avez une référence à m'indiquer, un nom, un titre, un indice, une vague hypothèse...
Ce qui est plus curieux encore, c'est que mon souvenir le plus vif de ce texte, et, pour tout dire, tout ce dont je me souviens, c'est de ce détail des doigts décomposés de la morte auxquels le "poète" reprenait son recueil. Or ce que l'histoire retient, au contraire, c'est qu'à l'exhumation les témoins ont prétendu que le corps d'Elizabeth Siddal était incorrompu, plus florissant de santé encore que de son vivant, alors même que le recueil était rongé par les vers : c'est une des sources de la légende des vampires du cimetière de Highgate à Londres où elle repose.
Cette histoire de corps intact est largement douteuse, peut-être inventée par Howell, l'éditeur de Rossetti, pour adoucir la culpabilité du peintre, qui d'ailleurs n'assista pas à l'exhumation. Elle n'en est pas moins fortement attachée à la mémoire d'Elizabeth Siddal. Les récits de l'exhumation mentionnent également les cheveux restés roux de la morte, pour cette raison qu'ils avaient adhéré au recueil qui dut en être lavé après l'exhumation. Ce dernier détail est moins douteux. C'était donc sous les cheveux, et non entre les mains, qu'était placé le recueil ; mais enfin une image frappante vaut bien une petite imprécision.
Pourtant toutes ces incohérences, et mon incapacité à en retrouver toute trace, me font douter de ma mémoire et de l'existence même de ce texte. Après tout ma tête était si encombrée à l'époque, ma mémoire de ces années-là n'est pas si fiable. Ainsi ce passage de la très belle nouvelle de Kawabata Yasunari, Élégie :
En le relisant après plusieurs
années, je fus surprise de ne pas y trouver, comme j'en avais le
souvenir, un préjugé atroce du père sur la toxicité des haleines de
femmes. Non seulement cette remarque sur les haleines de femmes qui
font faner les fleurs appartient à la narratrice, mais de plus elle
témoigne davantage d'une empathie avec la dureté de la condition des
femmes japonaises que d'un état d'esprit sexiste. Ma mémoire avait coupé
dans le texte, collant ensemble des morceaux qui n'étaient pas joint en
réalité.
Ainsi peut-être ce souvenir d'un texte
introuvable et amer sur l'exhumation d'Elizabeth Siddal est-il une
contamination du souvenir d'un autre texte - peut-être la description
terriblement concrète et éprouvante que fait Berlioz de l'exhumation de
sa première femme, l'actrice anglaise Henriette Smithson, dans ses Mémoires, que j'ai lu à peu de distance de la parution du Lieu incertain de Vargas. La figure de l'artiste égoïste et ambitieux peut également me venir d'ailleurs, par exemple du Portrait ovale de Poe, que j'ai pu lire aussi à cette époque.
J'ai
pu également, comme pour la nouvelle de Kawabata, construire ce
souvenir de toutes pièces à partir des émotions que j'avais ressenties à
la lecture de cette histoire et de mon propre jugement sur l'attitude
de Rossetti. Peut-être n'ai-je pas hérité mon mépris pour ce personnage
d'un poème amer et sarcastique, peut-être ai-je au contraire projeté le
souvenir de mon mépris sur d'autres témoignages moins engagés. Peut-être
la mesquinerie attribuée au personnage de Rossetti vient-elle de mon
empathie avec Elizabeth Siddal, longtemps effacée
en tant qu'artiste et poète par la gloire de son mari et injustement limitée au
rôle de modèle ou de "muse" du grand homme par une histoire de la
peinture qui ne conçoit pas les femmes autrement que comme des objets.
Chaque fois que je repense à Elizabeth Siddal, je me lance à nouveau frénétiquement à la recherche de ce texte que je n'ai jamais retrouvé, chaque fois ce faisant j'en apprends davantage sur elle, sur sa mort et son entourage.
Ce texte, je l'ai peut-être rêvé.