lundi 13 février 2017

Sur l'exhumation d'Elizabeth Siddal

Lorsque je me rappelle mes premières recherches sur la mort et l'exhumation d'Elizabeth Siddal, je me revois dans mon appartement parisien, alors que je n'y habitais plus lorsque j'ai (sans doute) pour la première fois entendu parler de cet étrange épisode dans le roman de Fred Vargas, Un Lieu incertain. (Sans doute), car j'ai frénétiquement reparcouru chacun des recueils d'histoires de vampires que je lisais lorsque je vivais à Paris, et aucun n'en fait mention ; à moins d'un autre texte, d'une autre lecture que j'aurais depuis entièrement oubliée (cela m'arrive : j'ai relu La Crypte des capucins, de Joseph Roth, sans aucun souvenir de ma première lecture que je suppose avoir eu lieu six ans auparavant - régulièrement un passage confirmait la certitude que j'avais déjà lu ce livre, mais jusqu'à la dernière page aucun souvenir ne m'en est revenu et j'ai pu relire entièrement ce roman admirable sans qu'aucun retour de mémoire ne me force à en connaître par avance la fin ou les péripéties - et comme cette première lecture doit dater de l'époque où je ne notais pas encore dans un carnet les titres de tout ce que je lis, pour éviter qu'ils ne sombrent, sauf [j'avais d'abord écrit par erreur "sans", ce qui est significatif] exceptions, dans l'oubli, impossible de vérifier).

L'histoire m'avait intriguée et, en cherchant à en savoir davantage, je me souviens être tombée sur un texte assez beau, mais dur et sarcastique. Le texte parlait sans le nommer de Dante Gabriel Rossetti, désigné comme "le poète" je crois, et non comme peintre. L'auteur-e raillait la manière dont, après ce geste très théâtral et grandiloquent d'ensevelir le recueil manuscrit de ses poèmes dans le cercueil de celle qui les lui avait inspirés, "le poète", rattrapé par la vanité et la soif de gloire littéraire, rouvrait la tombe sept ans plus tard pour reprendre son présent et arracher son recueil des doigts décomposés de son amour. L'auteur-e du texte, qui semblait connaître Rossetti, portait néanmoins sur ses actions un regard sans indulgence. Ce n'était pas un joli texte. Il était sombre, amer, gothique pour tout dire, insistant sur la mesquinerie du "poète" et l'éphémère de sentiments prétendus éternels. Quelque chose du talent grinçant d'Oscar Wilde dans la Ballade de la geôle de Reading.

Je ne me souviens pas du nom de l'auteur de ce texte, ni s'il s'agissait d'une femme ou d'un homme. Je ne me souviens pas non plus s'il était en français ou en anglais - vraisemblablement en anglais à l'origine, en raison de la vigueur de l'expression, mais je ne sais plus si ce que j'ai eu sous les yeux était l'original ou une traduction française un peu heurtée, comme le sont toujours les traductions de poésie, ou si ma mémoire confond les langues. Je ne me souviens pas si c'était un texte en vers ou une prose poétique, même si je penche pour des vers anglais, mieux capables de rendre les cadences puissantes d'un propos accusateur. Je suppose qu'il s'agissait d'un texte du XIXe siècle, écrit par un contemporain de l'événement.

Mais ce qui est curieux c'est que, malgré des recherches longues et réitérées, je n'ai jamais pu, par la suite, retrouver ce texte.

L'internet a depuis sédimenté des couches et des couches de documentation sur Elizabeth Siddal et Dante Gabriel Rossetti. Elles ont peut-être recouvert ce texte ; elles ne le mentionnent nulle part. Vous qui passez par ici, si par chance vous avez une référence à m'indiquer, un nom, un titre, un indice, une vague hypothèse...

Ce qui est plus curieux encore, c'est que mon souvenir le plus vif de ce texte, et, pour tout dire, tout ce dont je me souviens, c'est de ce détail des doigts décomposés de la morte auxquels le "poète" reprenait son recueil. Or ce que l'histoire retient, au contraire, c'est qu'à l'exhumation les témoins ont prétendu que le corps d'Elizabeth Siddal était incorrompu, plus florissant de santé encore que de son vivant, alors même que le recueil était rongé par les vers : c'est une des sources de la légende des vampires du cimetière de Highgate à Londres où elle repose.

Cette histoire de corps intact est largement douteuse, peut-être inventée par Howell, l'éditeur de Rossetti, pour adoucir la culpabilité du peintre, qui d'ailleurs n'assista pas à l'exhumation. Elle n'en est pas moins fortement attachée à la mémoire d'Elizabeth Siddal. Les récits de l'exhumation mentionnent également les cheveux restés roux de la morte, pour cette raison qu'ils avaient adhéré au recueil qui dut en être lavé après l'exhumation. Ce dernier détail est moins douteux. C'était donc sous les cheveux, et non entre les mains, qu'était placé le recueil ; mais enfin une image frappante vaut bien une petite imprécision.

Pourtant toutes ces incohérences, et mon incapacité à en retrouver toute trace, me font douter de ma mémoire et de l'existence même de ce texte. Après tout ma tête était si encombrée à l'époque, ma mémoire de ces années-là n'est pas si fiable. Ainsi ce passage de la très belle nouvelle de Kawabata Yasunari, Élégie :

Ce soir, cinq ou six amies d'autrefois sont venues chez nous jouer au loto des poèmes. [...] Mon père, pour éviter que nos haleines n'alourdissent l'atmosphère, brûla de l'encens chinois. Cela rafraîchit la salle, mais la soirée n'en fut pas plus animée, car chacune de nous paraissait perdue dans des réminiscences égoïstes.
Certes, il est beau de ne pas oublier ; pourtant, si quarante ou cinquante femmes s'assemblaient pour un concours de souvenirs, et si la salle de réunion portait une serre sur son toit, les miasmes qui s'élèveraient de cette réunion flétriraient sûrement les fleurs. Non pas que ces femmes aient commis de mauvaises actions, mais parce que le passé se révèle bien plus crûment bestial que l'avenir tel qu'on l'imagine.

En le relisant après plusieurs années, je fus surprise de ne pas y trouver, comme j'en avais le souvenir, un préjugé atroce du père sur la toxicité des haleines de femmes. Non seulement cette remarque sur les haleines de femmes qui font faner les fleurs appartient à la narratrice, mais de plus elle témoigne davantage d'une empathie avec la dureté de la condition des femmes japonaises que d'un état d'esprit sexiste. Ma mémoire avait coupé dans le texte, collant ensemble des morceaux qui n'étaient pas joint en réalité.

Ainsi peut-être ce souvenir d'un texte introuvable et amer sur l'exhumation d'Elizabeth Siddal est-il une contamination du souvenir d'un autre texte - peut-être la description terriblement concrète et éprouvante que fait Berlioz de l'exhumation de sa première femme, l'actrice anglaise Henriette Smithson, dans ses Mémoires, que j'ai lu à peu de distance de la parution du Lieu incertain de Vargas. La figure de l'artiste égoïste et ambitieux peut également me venir d'ailleurs, par exemple du Portrait ovale de Poe, que j'ai pu lire aussi à cette époque.

J'ai pu également, comme pour la nouvelle de Kawabata, construire ce souvenir de toutes pièces à partir des émotions que j'avais ressenties à la lecture de cette histoire et de mon propre jugement sur l'attitude de Rossetti. Peut-être n'ai-je pas hérité mon mépris pour ce personnage d'un poème amer et sarcastique, peut-être ai-je au contraire projeté le souvenir de mon mépris sur d'autres témoignages moins engagés. Peut-être la mesquinerie attribuée au personnage de Rossetti vient-elle de mon empathie avec Elizabeth Siddal, longtemps effacée en tant qu'artiste et poète par la gloire de son mari et injustement limitée au rôle de modèle ou de "muse" du grand homme par une histoire de la peinture qui ne conçoit pas les femmes autrement que comme des objets.

Chaque fois que je repense à Elizabeth Siddal, je me lance à nouveau frénétiquement à la recherche de ce texte que je n'ai jamais retrouvé, chaque fois ce faisant j'en apprends davantage sur elle, sur sa mort et son entourage.

Ce texte, je l'ai peut-être rêvé.