C'est un dragon

J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans, et c'est bien naturel, car j'ai plus de mille ans. Je suis née quelque part dans la seconde moitié de ce que vous appelez le IXe siècle dans une joyeuse couvée de dragons de la Forêt-Noire. Ma mère, sage et aimante comme le sont les parents dragons, nous éleva, mes sœurs et moi, dans le respect, la justice et l'amour de toutes les choses vivantes. Nous autres dragons ne faisons pas cette différence que vous, humains, faites entre hommes et femmes ; mais dans votre langage je nous identifierai au féminin, car je le sens comme ça.
Vers l'âge de trois siècles, à peine sortie de l'enfance des dragons, j'allai étudier à Paris, où des maîtres savants, mais bornés et malveillants m'apprirent, précieuse leçon, à me méfier du prestige et des pouvoirs institués. Lorsque j'estimai ma formation suffisante - car, chez les dragons, nul autre que toi-même ne peut juger du moment où tu es suffisamment un dragon - je pris office de dragon dans l'Est, près des terres de ma famille, grandissant en sagesse et en perspicacité au contact des humains et des autres dragons, et c'est là que j'ai vécu depuis.

En France on dit d'une femme que « c'est un dragon » pour souligner son caractère autoritaire, pénible et peu féminin. Cette expression est déloyale à la fois aux femmes et aux dragons. Nous autres dragons réfléchissons longtemps avant de parler, c'est pourquoi lorsque nous parlons nous le faisons avec assurance. Notre puissance est tellement évidente que nous avons rarement besoin de faire usage de la force. Je pense que la puissance des femmes humaines, tout comme celle des dragons, inquiète ceux qui cherchent à se maintenir dans un pouvoir usurpé. Nous dépeindre sous un jour terrifiant est une de leurs tactiques pour discréditer des qualités qui leur font ombre. J'aimerais retourner l'affaire et qu'un jour, dire d'une femme « c'est un dragon » soit un hommage à sa puissance et sa sagesse, à son calme imperturbable, et à sa voix douce et profonde.