dimanche 13 octobre 2019

Diversité bourgeoise

Les nécessités du chômage m'amènent en ce moment à fréquenter un monde que j'avais jusqu'ici soigneusement évité, celui des écoles privées ; et qui plus est, vu le lieu où je vis, des écoles privées extrêmement chères destinées aux rejetons de la grande bourgeoisie. En fait, certaines des écoles privées les plus chères du monde.

Je ne dirai pas "grande bourgeoisie internationale" car péjorer le caractère international de cette grande bourgeoisie est un vieux message subliminal nationaliste et antisémite ; et aussi parce que cette expression n'a pas de sens : la grande bourgeoisie est toujours grande bourgeoisie de quelque part, même si, par cela même qu'elle est la grande bourgeoisie, elle ne rencontre jamais aucun obstacle, elle, à s'installer dans quelque pays qui lui chante.

Une grande bourgeoisie d'origines diverses, donc, dans ces établissements scolaires taillés pour elle, et qui, pour recruter leurs élèves, ou plutôt les parents de ces élèves, racontent de jolies histoires. Leurs vidéos de présentation parlent d'un monde merveilleux de bienveillance et d'épanouissement, de communion avec la nature, de musique, d'arts, de sports, de développement personnel. Il y fait toujours beau. Il y fait surtout propre : la lumière, les surfaces, l'eau, tout est filmé pour évoquer un monde de pureté, indemne de pollution. La variété des nationalités des élèves est abondamment mise en avant sous le nom de diversité pour masquer l'absolue homogénéité sociale. On insiste beaucoup sur cette "diversité" et sur l'enrichissement mutuel qu'elle apporte. Promesse de découvertes culturelles et d'ouverture d'esprit. Les élèves filmés sont soigneusement choisis pour représenter diverses couleurs de peau, régions du monde, cultures ; du reste, tous et toutes sont beaux, souriants et minces. On nous parle de démocratie, de vertus, d'engagement humanitaire. Ces établissements promettent de former des êtres humains non seulement intelligents mais également beaux, empathiques, solidaires et bons.

Pourtant c'est cette même grande bourgeoisie qui, quel que soit le lieu de la planète, pille, pollue, saborde la démocratie avec le plus grand mépris pour l'humanité de ceux de ses semblables qui n'ont pas eu le bonheur de naître riches. Les parents de ces enfants impeccablement coiffés sont banquiers d'affaire, grands propriétaires immobiliers, traders en matières premières. Rentiers. Empereurs industriels. Grands patrons. Dictateurs. Leurs fortunes touchent toujours de plus ou moins loin à la mise en esclavage d'autres êtres humains et à la destruction de l'environnement. Leur richesse exige cet esclavage, cette destruction. Leur action politique vise en permanence à la perpétuation des inégalités existantes et à leur accroissement au nom du profit qui est le fondement même de la définition de ce milieu social.

Alors je me demande si ce discours de la bonté, de la pureté, de la diversité, de l'amour universel qui est celui de ces établissements scolaires pour enfants grand-bourgeois, je me demande si ce discours est un écran de fumée destiné à projeter une image à l'opposé du monde chaotique, injuste, violent et pollué que ces grands bourgeois contribuent perpétuellement à créer. Je me demande si ces grands bourgeois arrivent aussi à se persuader eux-mêmes que ce sont là leurs valeurs, leur contribution à la société. Je me demande s'iels croient eux-mêmes à la diversité qu'iels revendiquent. S'iels se rendent compte de la discordance. Si c'est un discours uniquement pour les enfants, si les adultes sont à ce point cyniques ou si eux aussi aiment à croire.

Ou alors si cette grande bourgeoisie s'imagine vraiment pouvoir créer sa propre petite bulle de bonté réciproque, de respect des différences et d'écologie, mais seulement pour eux, une utopie VIP blottie dans la pureté des montagnes enneigées. Comme si la justice sociale et l'air pur pouvaient exister juste pour quelques-uns.

lundi 19 mars 2018

Les anti-vaccins ne sont pas des obscurantistes

Les anti-vaccins tuent. Les accuser d'obscurantisme pourtant ? C'est pas exact.

LMPT est obscurantiste car malgré le biologie-washing, en dernier ressort, ce qui est en jeu, ce sont des valeurs fondées sur la foi, pas la science. Les anti-vaccins comme les anti-ondes ne sont pas anti-science. Ils se pensent plus malins, mieux informés que les autres, détenteurs d'un état plus avancé de la science. À tort certes, mais leurs revendications sont fondées sur des prétentions scientifiques et non un rejet des méthodes scientifiques. Je ne crois d'ailleurs pas à l'idée d'un rejet global de la science actuellement. Même les vrais obscurantistes comme LMPT se sentent obligés d'avoir une apparence de discours scientifique, c'est dire ! Par contre, il y a il me semble une vraie méfiance envers les dynamiques de pouvoir liées aux enjeux scientifiques.

Les anti-vaccins semblent avoir bien retenu leurs leçons d'épistémologie, notamment celles qui parlent de théories obsolètes restées longtemps majoritaires tandis qu'on faisait taire les scientifiques qui en proposaient de nouvelles et plus adéquates.

Iels se placent clairement dans ce narratif-là. Iels se pensent les précurseurs. Iels se pensent l'avant-garde. Iels se pensent Gallilée.

C'est faux, mais à mon sens c'est intéressant parce que c'est de l'ordre de ce qu'on appelle en psychologie un déplacement. Les critiques adressées aux vaccins deviennent bien plus compréhensibles si on les lit comme une réaction à des dynamiques de pouvoir. Dans ce contexte, le médecin, c'est une métaphore du politique : un homme riche qui souvent ne prend pas la peine de vous écouter ni de vous parler, et parfois masque son incompétence derrière un sentiment de supériorité.

À mon sens, ce qui nourrit ce genre de complotisme, c'est le verrouillage du discours du pouvoir. Lorsque les citoyens ont le sentiment de n'avoir pas accès aux informations vitales qui les concernent, ils peuvent à bon droit se sentir inquiets. Cette inquiétude se déplace sur la médecine qui est d'un caractère vital plus immédiat, mais je pense que la source en est la casse sociale qui est opérée depuis une trentaine d'années et rend les conditions de vie de plus en plus dures. Les anti-vaccins sont des gens qui ont l'impression que celleux qui détiennent un pouvoir leur cachent des choses et les mettent en danger, eux et celleux qu'iels aiment, au profit de l'enrichissement de quelques-uns. Sur le mécanisme, iels ont raison ; simplement iels ont déplacé la conscience de leur oppression et de la confiscation de leur agentivité du domaine politique, complexe, abstrait et difficile à atteindre, vers le domaine de la médecine, plus facile à maîtriser. C'est à peu près le même déplacement que dans l'anorexie, et tout aussi mortel. L'anorexique, c'est une personne qui, dans une situation où elle a le sentiment de ne pas avoir de contrôle sur son existence, récupère ce contrôle sur quelque chose de plus facile à atteindre - le corps, la nourriture. Et, ce faisant, se détruit. Or on ne soigne pas un.e anorexique en le.a forçant à manger, mais en travaillant avec ellui sur les sources de son sentiment d'aliénation.

Dans le cas des vaccins, s'ajoute sans doute un autre facteur politique : la vaccination n'est vraiment efficace que pratiquée par l'ensemble de la société. Il y a quelque chose de profondément citoyen dans cette démarche, qui implique de surmonter ses résistances personnelles au profit du le bien commun. Cela implique de faire confiance à la collectivité pour vouloir ce qui est bon pour nous. Je pense que cette confiance n'existe plus et que c'est un raisonnement difficile à faire passer dans un climat de casse sociale et de destruction de la solidarité nationale.

dimanche 24 septembre 2017

Chacun cherche son hérisson

À une époque j'avais un jardin, et dans ce jardin, il y avait un hérisson. Il y avait aussi des chats et chaque soir au crépuscule, tandis que je chillais je pouvais observer la bizarre routine de l'une d'entre eux.

Dès qu'elle entendait le hérisson fureter dans les feuilles - c'est-à-dire tout le temps, car le hérisson est un animal très furetant - elle se précipitait vers lui, au comble de l'excitation ; elle pilait devant, allongeait son cou pour sentir la bestiole qui se roulait en boule, se piquait le nez dessus, sautait en l'air et détalait aussi vite qu'elle était venue.

Et recommençait depuis le début cinq minutes plus tard.

Ad lib.

C'était fascinant. Mais à force de me moquer j'ai fini par me rendre compte que j'en avais un aussi, de hérisson. Ce n'est pas un hérisson jardinier. C'est un hérisson littéraire. À chaque fois que je commence à écrire quelque chose, je commence par me prendre la tête avec des trucs qui m'emmerdent avant de me rendre compte que hé, meuf, t'écris exactement ce que tu veux, personne t'oblige à écrire des trucs qui te saoulent.

Personne n'attend ce que j'écris. Personne ne le réclame. Personne n'en a besoin. Ya aucune nécessité en fait : si je veux pas écrire du tout, rien ne m'y force. C'est incroyablement confortable. Ça veut dire que j'écris très exactement ce que je veux, comme je veux. Envers l' à phrases mes toutes construire veux je si, ce sera illisible mais rien ni personne ne m'en empêche.

Et j'ai eu beau avoir cette épiphanie un certain nombre de fois déjà, cela ne m'empêche pas de me retrouver à buter sur des passages que j'ai pas envie d'écrire à chaque fois que je m'y remets. Comme si c'était un passage obligé avant de choisir d'écrire les choses comme elles me plaisent. À chaque fois je me maudis - purée, je l'ai encore fait - mais finalement je sais pourquoi : je viens encore de me piquer le nez sur mon hérisson.

Le hérisson, c'est le truc contre lequel on n'arrive pas à s'empêcher de se cogner à nouveau à intervalles réguliers. C'est essentiellement un obstacle intérieur. C'est cette tendance à se précipiter contre un truc dont on devrait savoir d'avance, pourtant, que c'est pas une bonne idée. Mais c'est plus fort que nous.

Mon hérisson littéraire, si j'y réfléchis un peu, je comprends assez bien d'où il vient (de sous un buisson du jardin voisin, comme tous les hérissons). Je le contourne plus rapidement. J'arrive à cohabiter avec lui. Qui sait, peut-être un jour je découvrirai qu'il bouffe aussi des machins nuisibles, mais aucun animal n'a à prouver son utilité pour vivre dans mon jardin. Pour l'instant je me cogne encore régulièrement le nez contre ses piquants, mais j'ai bon espoir qu'un jour je réussirai à le saluer de loin, à constater son existence tout en me maintenant à distance. C'est important, de bien connaître son hérisson.

Et vous, votre hérisson, c'est quoi ?

mardi 12 septembre 2017

Un an et demi de féminisation de mes lectures

Au début de l'année 2016, j'ai décidé de féminiser mes lectures. C'est parti du constat que j'avais beau être pour l'égalité, je lisais de fait principalement des bouquins écrits par des mâles blancs hétérosexuels. J'étais sexiste dans mes choix de lecture. Or si je voulais changer ça, dans un monde éditorial qui publie, promeut, met en avant, diffuse bien davantage les auteurs que les autrices (j'en parlais déjà ici), je n'allais pas pouvoir me contenter du hasard des rencontres, mais j'allais devoir rentrer dans une démarche active de recherche d'autrices.

Parce que mes statistiques personnelles sont accablantes. Je suis une assez grosse lectrice, je lis entre 4 et 6 bouquins par mois, principalement des romans, parfois quelques essais, sans compter les lectures que je fais pour des raisons professionnelles. Cela fait plusieurs années que je note toutes mes lectures "de loisir" dans un carnet. Et ça, ça permet de faire des stats. Eh bien la réalité, c'est que si je m'en remets au hasard, je lis entre 1 et 6 bouquins écrits par des femmes PAR AN*.

Mais quelle importance, me direz-vous, que le bouquin soit écrit par un homme ou une femme, pourvu qu'il soit bon ? Mais aucune, vous répondrai-je, absolument aucune, évidemment, donc si c'est sans importance ça ne vous dérangera pas que je lise exclusivement des femmes pendant quelques temps, hm ? Pour le reste, j'y reviendrai un peu plus loin.

Bilan d'un an et demi de féminisation de mes lectures, donc.


Comment trouver des autrices à lire ?

- À la bibliothèque de mon quartier, en traînant dans les rayonnages
- Dans la boîte d'échanges entre voisins en bas de chez moi
- En demandant conseil à des ami-e-s : ce qui m'a le plus aidée pour découvrir des autrices susceptibles de me plaire et dont je n'avais jamais entendu parler
- En complétant la biblio d'autrices que je connaissais déjà
- En allant lire ou relire des autrices célèbres (pas eu recours à cette solution encore).

Dans l'ensemble, je suis pas super douée pour la prospection, j'ai peu de temps à y consacrer et j'ai du mal à retenir les noms propres. Il s'est donc surtout agi de garder mon objectif à l'esprit quand je cherchais de quoi lire. Je n'ai pas non plus spécialement cherché à faire une bibliographie féminine exemplaire : en ce moment j'ai surtout envie de lire de la SF / Fantasy, donc j'ai appliqué mon projet à mes envies du moment. Enfin, trouver des autrices à lire, c'est du boulot, essentiellement parce qu'elles sont beaucoup moins mises en avant que les hommes. J'ai donc parfois choisi au pif, avec plus ou moins de bonheur.


Qu'est-ce que j'ai donc lu ?
(en vrac et dans l'ordre chronologique)

- Margaret Atwood, la trilogie MaddAddam. Je le conseille à tout le monde depuis.
- Marion Zimmer Bradley, Les Dames du lac. Pas impressionnée.
- À peu près tout ce que j'ai pu trouver de Poppy Z. Brite**, et notamment la trilogie sur Rickey et G-man. Super découverte, depuis je brûle d'aller visiter la Nouvelle-Orléans.
- Emmanuelle Pireyre, Féérie générale. Découverte de bibliothèque, complètement par hasard. Super recueil de nouvelles ludiques, créatives dans l'écriture, où la poésie sert une vraie portée philosophique et politique et je suis super mauvaise pour pitcher les bouquins, bref, lisez-le.
- Corinne Minard, Faillir être flingué.
- Xinran, Baguettes chinoises. Alors ça, c'est très, très, très, très bien. Empuissantisant en diable.
- Lu / relu pas mal de romans de Fred Vargas, qui est un de mes phares dans la tempête.
- Ann Perry, Un plat qui se mange froid. Et c'était à chier. Classiste, partial, conservateur, intrigue cousue de fil blanc, et même sexiste. Eh oui. Ça arrive.
- Arundhati Roy, The God of small things. Cadeau d'un ami au courant de ma démarche, que je ne remercierai jamais assez pour m'avoir fait découvrir cette merveille.
- Raphaëlle Billetdoux, Mélanie dans un vent terrible. Trouvé dans la boîte d'échanges entre voisins. Je m'attendais à ne pas être surprise et puis en fait si.
- Lindy West, Shrill. Cadeau d'une amie que je ne remercierai jamais assez.
- Sophie Hénaff, Poulets grillés puis Rester groupés. Romans policiers décalés et agréables à lire.
- Mathilde Ramadier, Bienvenue dans le nouveau monde. Brillante enquête sur le monde des start-up berlinoises.
- Mari Yamazaki, Thermae romae. Essentiellement parce que c'est plein de Romains à poil.
- Le cycle de L'Assassin royal de Robin Hood, découverte grâce à deux amies que je ne remercierai jamais assez.
- Gabrielle Deydier, On ne naît pas grosse, on le devient. Superbe documentaire sur la grossophobie et la chirurgie de l'obésité.
- Samantha Bailly, Métamorphoses. Captivant et très créatif, tant dans l'univers que dans l'histoire.
- À peu près tout ce que j'ai pu lire de Lizzie Crowdagger, autrice découverte grâce à Tanxxx sur les réseaux sociaux. Totalement addictif.
- Et en ce moment je lis Le Grand livre, de Connie Willis, offert par un ami au courant de mon projet et que je ne remercierai jamais assez.


Et donc ?


Je n'ai pas réussi à lire exclusivement des autrices, principalement parce que j'ai aussi relu beaucoup de Terry Pratchett, qui est un autre de mes phares dans la tempête, même s'il est criticable lui aussi. En revanche, j'ai réussi à inverser la tendance : les auteurs sont passés d'une écrasante majorité à une nette minorité dans ma liste de lecture. Ceux que je lis ont également changé (j'y reviendrai).

Lire beaucoup plus d'autrices, ça a changé mon point de vue. Vraiment. Et pourtant je n'ai pas lu que des autrices spécialement engagées ou féministes. Pas seulement à cause de cet "endroit de la taille d'une pièce" dont parle Virginia Woolf, mais plutôt à cause du point de vue sur les femmes dans les romans. Sous la plume d'un homme hétérosexuel, tout personnage féminin a tendance à être évalué selon qu'il est désirable ou non, et souvent même à être réduit à cet aspect. Lire des romans écrits par des autrices, c'est lire un autre point de vue sur les personnages féminins - des personnages féminins auxquels l'autrice a laissé une chance d'être de véritables personnages, et pas uniquement des satellites des personnages masculins.

Not all male writers. Oui bien sûr. Chez Pratchett, par exemple, il y a de magnifiques personnages féminins forts, et les romans de Tiphaine Patraque font pour moi partie de ses meilleurs. Néanmoins. Ça reste des personnages féminins écrits par un homme hétérosexuel. Donc pas le même point de vue que celui qu'une femme peut porter sur d'autres femmes.

Et les gouines alors ? Ben justement, et je pense que ce sera plus clair. Les romans de Lizzie Crowdagger contiennent principalement (presque exclusivement) des personnages de lesbiennes. Et ça change beaucoup de choses. Notamment dans la manière dont ses personnages se perçoivent les unes les autres, dans le type de relations qu'elles nouent, ou dans le genre de beauté qu'elles apprécient (je pense par exemple au type butch, qui ne sera quasi jamais valorisé sous la plume d'un homme cis hétéro). Lire un roman écrit du point de vue d'une femme homosexuelle, c'est voir s'ouvrir d'autres possibilités pour les personnages féminins en termes de narration, de modèles, d'action.

La différence est moins flagrante quand l'autrice est hétéro (ses canons de beauté par exemple seront souvent assez proches de ceux des hommes hétéro), mais son point de vue sur ses personnages féminins n'en sera pas moins différent de celui de ses collègues hommes hétéro, même quand ceux-ci sont féministes et que leurs romans passent le test de Bechdel.

Et alors, c'est quoi le problème avec le point de vue des hommes hétéro ? N'ont-ils pas droit à un point de vue ? Que si, que si. Mais si ce point de vue est quasi-hégémonique en littérature, voyez-vous, cela biaise ma représentation du monde de lectrice, eh oui. Lire des romans écrits par des femmes, sous cet aspect, c'est pour moi libérateur, parce que cela m'ouvre des possibilités, et reposant, parce que c'est épuisant, voyez-vous, de me nourrir en continu d'une littérature qui me considère toujours comme l'autre***. Et en tant qu'autrice, comment j'écris des personnages féminins crédibles si je n'ai comme exemples en littérature que des femmes écrites par des hommes ?

L'expérience est sans retour. Ça, c'est le truc auquel je ne m'attendais pas. Au bout de quelques mois, je suis devenue véritablement incapable de lire certains livres écrits par des auteurs hommes hétéro, en l'occurrence ceux qui ne font vraiment aucun effort pour intégrer les femmes comme êtres humains. J'ai constaté ça quand j'ai essayé de lire La Zone du dehors d'Alain Damasio, auteur qu'un ami m'avait pourtant chaudement recommandé. J'ai pas pu lire au-delà de la page 50, rebutée par la représentation du monde grossièrement viriliste (la méchante société totalitaire est décrite avec un champ lexical qui la relie aux valeurs considérées comme féminines, les gentils révolutionnaires épris de liberté défendent une conception de la liberté qui est celle d'un homme ayant toujours pu se reposer sur des femmes pour le travail émotionnel et repriser les chaussettes) et les stéréotypes de genre incarnés par les personnages (la jeune étudiante petite, mince, sensuelle et un peu irresponsable qui écoute parler pendant des heures son prof et amant deux fois plus âgé qu'elle, costaud, viril et puissant, ledit prof monopolisant toutes les valeurs de force physique et intellectuelle et de réussite sociale, pourquoi pas mais sans moi) (je vois pas à quoi sert un personnage féminin qui n'est que spectateur d'une action exclusivement masculine).

En gros : lire beaucoup plus d'autrices, même pas nécessairement féministes, a tellement accru ma sensibilité au sexisme littéraire que je suis devenue incapable de "faire avec".

Ça veut dire aussi qu'un certain nombre de grands classiques de la littérature, que je n'ai pas encore lus, eh bien je ne les lirai sans doute jamais maintenant. Certains trucs que j'ai lus et aimés autrefois, je sais que je ne pourrais pas les relire à présent (par exemple La Ballade de la Geôle de Reading, d'Oscar Wilde). Je ne pourrais plus supporter. Je ne peux plus supporter qu'on essaye de me faire avaler une vision du monde qui insulte la moitié de l'humanité. Donc je lirai encore certainement des auteurs hommes. Mais pas des auteurs sexistes. À présent c'est une dimension que je ne peux plus ignorer dans mes lectures, le sexisme du point de vue de l'auteur.


Dommage ? Non. Cela veut simplement dire qu'après avoir constaté qu'une autre littérature est possible, je n'ai vraiment plus envie de m'imposer la vision du monde viriliste qui est celle de beaucoup d'auteurs mâles. Mon horizon ne s'est pas refermé, il s'est ouvert. Et c'est moi qui choisis dans quelle direction je veux le parcourir. En arrêtant de lire de la littérature masculine sexiste, j'ai découvert qu'il existait plein d'autres littératures. Les "grands auteurs" que je ne lirai plus, eh bien j'en découvrirai d'autres. Faut chercher un peu, les choses étant ce qu'elles sont. Mais je ne risque pas de manquer de bons livres d'ici la fin de mon existence****.

Ce que ça veut dire, aussi, c'est que le point de vue masculin hégémonique en littérature ne peut se maintenir qu'à la condition, précisément, d'être hégémonique, c'est-à-dire de bloquer l'accès à la visibilité de tout ce qui n'est pas lui-même - femmes, gays, trans - car une fois sorti-e de ce point de vue masculin hégémonique, une fois que l'on a constaté que ce n'était pas le seul possible, on ne peut plus croire à son mensonge, qui est d'essayer de se faire passer pour universel.

C'est pourquoi je recommande l'expérience, par amour de la littérature.


Edit : Un lien vers un projet similaire, avec en prime une bibliothèque féminine.


*Sauf l'année où j'ai relu tout Vargas, lu tout Jane Austen et découvert Ursula Le Guin. Ça ne fait pourtant pas monter la proportion d'autrices dans mes lectures au-dessus de 25%.

** J'ai découvert à cette occasion que Poppy Z. Brite est en fait un homme trans et s'appelle maintenant Billy Martin, et décidé que pas grave pour ma démarche, car celle-ci est essentiellement destinée à contrebalancer l'hégémonie des homme cis en littérature.

*** Pour la même raison, j'ai trouvé très intéressant de lire des romans d'hommes gays : Chuck Palahniuk, Edouard Louis notamment.

**** J'ai pour l'instant limité ma démarche à la question du genre. Si je poursuis cette logique en essayant de sortir de l'eurocentrisme de la littérature, le champ des possibles est encore plus vaste.

lundi 13 février 2017

Sur l'exhumation d'Elizabeth Siddal

Lorsque je me rappelle mes premières recherches sur la mort et l'exhumation d'Elizabeth Siddal, je me revois dans mon appartement parisien, alors que je n'y habitais plus lorsque j'ai (sans doute) pour la première fois entendu parler de cet étrange épisode dans le roman de Fred Vargas, Un Lieu incertain. (Sans doute), car j'ai frénétiquement reparcouru chacun des recueils d'histoires de vampires que je lisais lorsque je vivais à Paris, et aucun n'en fait mention ; à moins d'un autre texte, d'une autre lecture que j'aurais depuis entièrement oubliée (cela m'arrive : j'ai relu La Crypte des capucins, de Joseph Roth, sans aucun souvenir de ma première lecture que je suppose avoir eu lieu six ans auparavant - régulièrement un passage confirmait la certitude que j'avais déjà lu ce livre, mais jusqu'à la dernière page aucun souvenir ne m'en est revenu et j'ai pu relire entièrement ce roman admirable sans qu'aucun retour de mémoire ne me force à en connaître par avance la fin ou les péripéties - et comme cette première lecture doit dater de l'époque où je ne notais pas encore dans un carnet les titres de tout ce que je lis, pour éviter qu'ils ne sombrent, sauf [j'avais d'abord écrit par erreur "sans", ce qui est significatif] exceptions, dans l'oubli, impossible de vérifier).

L'histoire m'avait intriguée et, en cherchant à en savoir davantage, je me souviens être tombée sur un texte assez beau, mais dur et sarcastique. Le texte parlait sans le nommer de Dante Gabriel Rossetti, désigné comme "le poète" je crois, et non comme peintre. L'auteur-e raillait la manière dont, après ce geste très théâtral et grandiloquent d'ensevelir le recueil manuscrit de ses poèmes dans le cercueil de celle qui les lui avait inspirés, "le poète", rattrapé par la vanité et la soif de gloire littéraire, rouvrait la tombe sept ans plus tard pour reprendre son présent et arracher son recueil des doigts décomposés de son amour. L'auteur-e du texte, qui semblait connaître Rossetti, portait néanmoins sur ses actions un regard sans indulgence. Ce n'était pas un joli texte. Il était sombre, amer, gothique pour tout dire, insistant sur la mesquinerie du "poète" et l'éphémère de sentiments prétendus éternels. Quelque chose du talent grinçant d'Oscar Wilde dans la Ballade de la geôle de Reading.

Je ne me souviens pas du nom de l'auteur de ce texte, ni s'il s'agissait d'une femme ou d'un homme. Je ne me souviens pas non plus s'il était en français ou en anglais - vraisemblablement en anglais à l'origine, en raison de la vigueur de l'expression, mais je ne sais plus si ce que j'ai eu sous les yeux était l'original ou une traduction française un peu heurtée, comme le sont toujours les traductions de poésie, ou si ma mémoire confond les langues. Je ne me souviens pas si c'était un texte en vers ou une prose poétique, même si je penche pour des vers anglais, mieux capables de rendre les cadences puissantes d'un propos accusateur. Je suppose qu'il s'agissait d'un texte du XIXe siècle, écrit par un contemporain de l'événement.

Mais ce qui est curieux c'est que, malgré des recherches longues et réitérées, je n'ai jamais pu, par la suite, retrouver ce texte.

L'internet a depuis sédimenté des couches et des couches de documentation sur Elizabeth Siddal et Dante Gabriel Rossetti. Elles ont peut-être recouvert ce texte ; elles ne le mentionnent nulle part. Vous qui passez par ici, si par chance vous avez une référence à m'indiquer, un nom, un titre, un indice, une vague hypothèse...

Ce qui est plus curieux encore, c'est que mon souvenir le plus vif de ce texte, et, pour tout dire, tout ce dont je me souviens, c'est de ce détail des doigts décomposés de la morte auxquels le "poète" reprenait son recueil. Or ce que l'histoire retient, au contraire, c'est qu'à l'exhumation les témoins ont prétendu que le corps d'Elizabeth Siddal était incorrompu, plus florissant de santé encore que de son vivant, alors même que le recueil était rongé par les vers : c'est une des sources de la légende des vampires du cimetière de Highgate à Londres où elle repose.

Cette histoire de corps intact est largement douteuse, peut-être inventée par Howell, l'éditeur de Rossetti, pour adoucir la culpabilité du peintre, qui d'ailleurs n'assista pas à l'exhumation. Elle n'en est pas moins fortement attachée à la mémoire d'Elizabeth Siddal. Les récits de l'exhumation mentionnent également les cheveux restés roux de la morte, pour cette raison qu'ils avaient adhéré au recueil qui dut en être lavé après l'exhumation. Ce dernier détail est moins douteux. C'était donc sous les cheveux, et non entre les mains, qu'était placé le recueil ; mais enfin une image frappante vaut bien une petite imprécision.

Pourtant toutes ces incohérences, et mon incapacité à en retrouver toute trace, me font douter de ma mémoire et de l'existence même de ce texte. Après tout ma tête était si encombrée à l'époque, ma mémoire de ces années-là n'est pas si fiable. Ainsi ce passage de la très belle nouvelle de Kawabata Yasunari, Élégie :

Ce soir, cinq ou six amies d'autrefois sont venues chez nous jouer au loto des poèmes. [...] Mon père, pour éviter que nos haleines n'alourdissent l'atmosphère, brûla de l'encens chinois. Cela rafraîchit la salle, mais la soirée n'en fut pas plus animée, car chacune de nous paraissait perdue dans des réminiscences égoïstes.
Certes, il est beau de ne pas oublier ; pourtant, si quarante ou cinquante femmes s'assemblaient pour un concours de souvenirs, et si la salle de réunion portait une serre sur son toit, les miasmes qui s'élèveraient de cette réunion flétriraient sûrement les fleurs. Non pas que ces femmes aient commis de mauvaises actions, mais parce que le passé se révèle bien plus crûment bestial que l'avenir tel qu'on l'imagine.

En le relisant après plusieurs années, je fus surprise de ne pas y trouver, comme j'en avais le souvenir, un préjugé atroce du père sur la toxicité des haleines de femmes. Non seulement cette remarque sur les haleines de femmes qui font faner les fleurs appartient à la narratrice, mais de plus elle témoigne davantage d'une empathie avec la dureté de la condition des femmes japonaises que d'un état d'esprit sexiste. Ma mémoire avait coupé dans le texte, collant ensemble des morceaux qui n'étaient pas joint en réalité.

Ainsi peut-être ce souvenir d'un texte introuvable et amer sur l'exhumation d'Elizabeth Siddal est-il une contamination du souvenir d'un autre texte - peut-être la description terriblement concrète et éprouvante que fait Berlioz de l'exhumation de sa première femme, l'actrice anglaise Henriette Smithson, dans ses Mémoires, que j'ai lu à peu de distance de la parution du Lieu incertain de Vargas. La figure de l'artiste égoïste et ambitieux peut également me venir d'ailleurs, par exemple du Portrait ovale de Poe, que j'ai pu lire aussi à cette époque.

J'ai pu également, comme pour la nouvelle de Kawabata, construire ce souvenir de toutes pièces à partir des émotions que j'avais ressenties à la lecture de cette histoire et de mon propre jugement sur l'attitude de Rossetti. Peut-être n'ai-je pas hérité mon mépris pour ce personnage d'un poème amer et sarcastique, peut-être ai-je au contraire projeté le souvenir de mon mépris sur d'autres témoignages moins engagés. Peut-être la mesquinerie attribuée au personnage de Rossetti vient-elle de mon empathie avec Elizabeth Siddal, longtemps effacée en tant qu'artiste et poète par la gloire de son mari et injustement limitée au rôle de modèle ou de "muse" du grand homme par une histoire de la peinture qui ne conçoit pas les femmes autrement que comme des objets.

Chaque fois que je repense à Elizabeth Siddal, je me lance à nouveau frénétiquement à la recherche de ce texte que je n'ai jamais retrouvé, chaque fois ce faisant j'en apprends davantage sur elle, sur sa mort et son entourage.

Ce texte, je l'ai peut-être rêvé.

jeudi 21 avril 2016

Du chronisme

A l'instar du spécisme, le chronisme est une discrimination d'autant plus insidieuse que les sujets discriminés ne peuvent pas se défendre. Le chronisme, c'est (un mot que je viens d'inventer pour désigner) la discrimination envers ce qui appartient au passé, ou la tendance à considérer ce qui appartient à une époque passée comme nécessairement inférieur (1). C'est, comme son nom l'indique, une discrimination liée au temps.

Le chronisme, comme toute discrimination, vient d'une grande ignorance de ce qui est discriminé, jointe à l'illusion d'en savoir tout ce qu'il y a à savoir. Comme toute discrimination, il vient d'un orgueil mal placé, où l'estime de soi repose sur le mépris de ce qui est différent. Le chronisme naît en outre d'une croyance au progrès propre aux civilisations occidentales, que l'on peut décrire comme l'idée selon laquelle le passage du temps correspondrait nécessairement à un accroissement en qualité des phénomènes humains.

Quand vous caricaturez la médecine ancienne à coups de clystère, c'est du chronisme. Rappelons que la médecine galénique a fonctionné plutôt bien pour soigner les petits bobos de vos ancêtres pendant deux millénaires, qu'à l'instar de la médecine ayurvédique, par exemple, c'est une médecine holistique, qui prend ensemble corps et esprit indissociablement, et qu'elle fournit un cadre théorique à l'individualisation des traitements qui manque absolument à la médecine moderne.

Quand vos personnages de fantasy, sous prétexte de médiévalité, sont d'ambulants clichés dépourvus de toute intériorité et s'exprimant de façon pompeuse, c'est du chronisme (et de la mauvaise littérature, mais ça c'est un autre problème).

Quand vous ramenez tout ce qui concerne l'enfance de votre grand-mère au "temps des dinosaures", c'est du chronisme. Eh oui, le chronisme, comme toute les discriminations, tend à rendre invisible toute nuance à l'intérieur de ce qu'il discrimine - à tout mettre dans le même sac sans se préoccuper des différences internes.

Traiter quelqu'un de Néanderthalien, c'est du chronisme : vous utilisez une catégorie historique comme insulte, sous-entendant par cet usage une infériorité en soi de tout ce qui appartient à cette période historique.

D'accord d'accord d'accord dites-vous, mais enfin pourquoi se soucier d'une discrimination qui ne gêne personne, les premiers concernés étant - en général - tout ce qu'il y a de plus morts ?

Je pourrais vous dire que c'est parce que toute discrimination avilit celui qui la pratique. Mais après tout, on s'en fout complètement des gens étroits d'esprit qui pratiquent la discrimination à l'encontre de leurs semblables. Qu'ils s'avilissent donc autant qu'ils veulent, ce n'est pas d'eux que je me soucie.

Non. Définir et éviter le chronisme, c'est d'abord, peut-être, un peu intéressant dans une perspective d'intersectionnalité, c'est-à-dire où l'on considère que toutes les oppressions sont liées entre elles. On se rendra alors compte que c'est d'un même mouvement que l'occident contemporain méprise les temps passés et les cultures lointaines. Que l'anachronisme n'est pas seulement une erreur historique qui consiste à évaluer des phénomènes sociaux du passé en fonction de problématiques modernes, conduisant ainsi à des erreurs d'interprétation sur la valeur de ces phénomènes (2), mais une discrimination, c'est-à-dire une posture morale introduisant des hiérarchies là où elles n'ont pas lieu d'être ; et que le geste intellectuel qui consiste à considérer le passé comme inférieur a priori n'est pas si différent de celui qui fonde l'infériorité entre les être sur des différences de classe, de race, de sexe ou de genre.

Le chronisme, c'est une cécité comme une autre, qui contribue à renforcer les autres discriminations.

Dans cette perspective d'intersectionnalité, faire de l'histoire, démonter les préjugés par rapport aux phénomènes culturels et sociaux du passé, c'est aussi travailler à saper les fondements des oppressions actuelles.

Mais surtout, le chronisme n'est plus une oppression sans opprimés (vivants) dès lors que l'on considère la fréquence avec laquelle la comparaison avec le passé est utilisée pour dégrader des cultures, populations ou groupes appartenant au temps présent. Pensez à ce président français dont le nom m'échappe qui considérait que l'homme africain n'était pas suffisamment "entré dans l'histoire", ou à la délicieuse catégorie de « pays les moins avancés » créée en 1971 par l'ONU, qui revient à dégrader toute une partie de l'humanité au nom d'une norme unique de progrès.

Mais venons-en à l'actualité brûlante du chronisme.

Lorsque l'on qualifie de « moyenâgeuses » les pratiques de certains musulmans, lorsqu'on en induit que l'Islam serait une religion elle-même « moyenâgeuse », on dit quelque chose qui serait simplement ridicule si ce n'était faux et dangereux (3). Je n'insisterais pas sur la réduction du moyen-âge à ses aspects les plus sordides. En disant cela, le locuteur, en général issu d'une culture chrétienne, manifeste un sentiment de supériorité civilisationnel. Il énonce l'idée que l'Islam, un peu plus jeune que la civilisation chrétienne, serait moins avancé que celle-ci sur la voie de la tolérance, de l'humanité et de l'ouverture d'esprit. L'Islam serait, pour tout dire, un peu grossier et obtus. « Nous autres » aurions inventé les Lumières, « eux autres », pas encore. C'est un peu rigolo de penser comme ça, étant donné que le moyen-âge, où l'occident chrétien a en effet donné de beaux exemples de sordidité, c'est justement l'âge d'or des civilisations islamiques, qui à cette époque offraient au monde quelques-uns des plus admirables exemples de tolérance, de vivre-ensemble et de culture de l'esprit (si vous ne voyez pas de quoi je parle, renseignez-vous sur Cordoue).

Mais surtout, le locuteur de ce type de jugement suppose qu'il existe un mouvement historique général des civilisations qui les amènerait progressivement, les unes après les autres, vers la tolérance et la paix. C'est une conception fausse, mais surtout dangereuse, et pas seulement parce que ceux qui la partagent s'autorisent à mépriser ceux qu'ils supposent moins avancés sur cette voie. Le principal danger du chronisme, en effet, c'est qu'ils permet de croire que l'on pourrait échapper définitivement aux temps obscurs. C'est une croyance largement partagée parce qu'elle est hautement rassurante ­ : on aimerait penser que les valeurs de tolérance et de respect peuvent s'acquérir une fois pour toutes, que l'on serait, une fois acquis à leur cause, à jamais immunisé contre le fanatisme ou la brutalité, à la fois en tant qu'individu et en tant que collectivité.

L'histoire de l'Islam comme celle de l'occident chrétien nous prouvent hélas que ce n'est pas le cas, et qu'appartenir à une civilisation qui a été éclairée n'a jamais empêché personne de cultiver l'obscurantisme ; que la tolérance est un effort de chaque instant, et que l'on ne risque jamais tant de verser dans l'intolérance et la cruauté que lorsqu'on s'en croit à l'abri.

Cette croyance en un progrès naturel et inéluctable des civilisations est enfin hautement conservatrice car dépolitisante, démobilisante : en effet quelle est l'utilité des luttes s'il suffit d'attendre pour que les injustices disparaissent toutes seules ?



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(1) Il ne s'agit évidemment nullement ici de nier que certains dispositifs sociaux puissent avoir évolué dans un sens considéré comme souhaitable sur une période donnée, mais de critiquer l'illusion d'absolu de ce mouvement. Apprenez à faire la différence entre "c'était mieux avant" et "appartenir au passé n'implique pas nécessairement une infériorité". Ça pourrait vous sauver la vie (le jour où la révolution viendra) (et puis c'est jamais inutile de travailler ses capacités logiques).

(2) Biblio de base sur l'anachronisme : C. Lévi-Strauss, Race et histoire ; G. Duby, Le Dimanche de Bouvines ; et je serai ravie d'entendre vos conseils de lecture dans les comz.

(3) Outre la généralisation de certains musulmans à l'Islam dans son ensemble, qui pose bien sûr un problème évident.

samedi 12 mars 2016

Qu'est-ce que le politiquement correct ?

Vous avez déjà entendu l'expression. On vous l'a peut-être même déjà opposée comme argument dans une discussion. Vous vous êtes peut-être alors senti-e gêné-e. Parce que l'accusation est grave. Parce que vous vous êtes soudain retrouvé-e à vous en défendre, sans savoir comment. Parce que je suis en train de manger de la salade de pommes de terre en écrivant cet article. Alors que finalement la seule question importante à se poser est : qu'est-ce que ça veut dire au juste, "politiquement correct" ?

Ce qui frappe d'emblée, c'est le caractère absolument vide de l'expression : elle ne veut rien dire en soi, à l'instar de ses cousines "pensée unique", "bien-pensance" et "on peut plus rien dire" (et si vous avez d'autres membres de la famille, n'hésitez pas à les laisser en commentaire, je fais collection). Pourtant, elle est associée à un contexte et un usage bien précis.

Par ce terme, à l'origine, on entend stigmatiser par un terme péjoratif la démarche de ceux qui mènent une réflexion sur la dimension discriminatoire du langage.

Cette réflexion associe deux aspects :
- À côté des énoncés ouvertement discriminatoires, existent dans le langage des discriminations cachées. Ainsi, utiliser comme insulte un genre ("Tu cours comme une fille"), une orientation sexuelle ("Espèce de pédé"), une origine ("C'est du travail d'arabe") ou une profession ("Fils de pute") constitue un énoncé discriminatoire envers ce genre, cette orientation, cette origine ou cette profession : ceux-ci sont considérés comme dégradants puisque leur être associé est jugé insultant. Ce procédé n'est qu'un exemple parmi des tas, bien sûr, vous complèterez vous-mêmes : le langage en est truffé.
- Continuer à utiliser des expressions discriminatoires, c'est perpétuer et encourager la discrimination envers certaines catégories de personnes et les comportements qui vont avec. Les mots ne sont pas que des mots ; ils sont porteurs de valeurs et forgent les mentalités.

Une telle démarche constitue une prise de conscience du fait que le langage n'est pas neutre et que le choix des mots est important. Que l'on ne peut pas prétendre mettre fin aux discriminations si l'on continue à utiliser le langage qui les banalise et les légitime. On ne peut pas prétendre passer à un système égalitaire en conservant le langage de la discrimination.

Sur le plan personnel, on entre dans cette démarche, par exemple, le jour où l'on prend conscience que l'on a beau respecter toutes les orientations sexuelles, on utilise des insultes homophobes. Ou le jour où, femme, on se rend compte que l'on utilise des expressions misogynes. Bref, ce n'est jamais qu'une mise en cohérence du langage avec les convictions.

Oui, c'est long. Oui, c'est chiant. Oui, c'est parfois décourageant, parce que dès qu'on pense en avoir terminé on en retrouve encore sous le tapis. Mais hey, après tout, si vous préférez rester homophobe, raciste ou sexiste, personne ne vous en empêche. Faut juste savoir si vous l'assumez ou non.

Qu'est-ce que l'on fait, alors, quand on traite quelqu'un de "politiquement correct" ? Rien d'autre que refuser de réfléchir aux discriminations cachées dans son propre usage du langage.

Autrement dit : "politiquement correct", c'est l'injure brandie par les personnes qui cherchent à cacher et à se cacher qu'elles tiennent des propos discriminatoires, lorsqu'elles sont en danger d'avoir à le reconnaître.

Parler de "Politiquement correct", c'est la marque du discours de la mauvaise foi.

Comme tout propos de mauvaise foi, celui-ci est contradictoire. Contextuellement, d'abord, puisqu'il y a quelque chose d'étrange à appeler politiquement correcte l'expression d'opinions (antiracisme, féminisme, égalité des droits LGBT) qui provoquent systématiquement des réactions d'opposition violentes dès qu'elles sont exprimées dans l'espace public ; et structurellement ensuite, puisque si tu me traites de "politiquement correcte", c'est bien qu'à tes yeux au moins je ne le suis pas, puisque mon discours t'a déplu.

La prochaine fois que l'on vous traitera de politiquement correct, d'abord : soyez fier-e. Ensuite, au lieu de vous défendre, posez donc cette simple question : ça veut dire quoi, politiquement correct ? Jamais votre interlocuteur ne vous répondra ; car cela l'obligerait à prendre conscience de ce précisément qu'il essayait de se cacher à lui-même en employant cette expression.