lundi 8 février 2016

L'anarchie et la règle

Sur la porte de ce bar associatif, il n'y a pas marqué "interdit aux femmes". Et pourtant c'est tout comme. D'abord tu remarques la curieuse absence d'individus féminins de moins de quarante ans dans la salle. Et puis, comme l'heure sonne, il arrive : le relou. Le mec bourré qui te fonce dessus comme si t'étais l'Amérique, qui te tient des propos humiliants, qui continue parce que ça t'énerve, qui s'accroche quand tu lui demande de te foutre la paix, qui joue de sa force physique pour se rendre inamovible, jusqu'à ce que ce soit toi qui sois obligée de te barrer. Te barrer à l'autre bout de la table, vu que ce jour-là tu es avec un groupe de personnes plutôt vaste, mais si tu avais été seule tu aurais bien été obligée de te barrer tout court.

Et ça, au milieu de plein de personnes qui se sont toutes rendu compte de ce qui était en train de se passer. Mais pas une n'a bougé le moindre orteil pour intervenir, pour t'épauler, pour dire au gars bourré que quand la dame demande de lui foutre la paix, ben faut lui foutre la paix. Non. T'as dû gérer ça toute seule. Comme une grande. Plutôt bien, d'ailleurs. Mais là n'est pas la question. Toute seule, et ça t'a bien gâché la soirée, en fait, et tu l'as ruminé bien longtemps, à la fois le traumatisme de l'agression et celui de tous ces gens autour qui t'ont laissée te faire pourrir en continuant leurs conversations.

Ils devaient penser que ça t'amusait aussi. Ils devaient penser que ça faisait partie des attractions de la soirée. Et là, tu comprends que : ça fait partie des attractions de la soirée. Le gars qui emmerde les jeunes femmes jusqu'à ce qu'elles s'énervent, ici, c'est considéré comme : un truc drôle. Tu comprends du même coup où elles sont, les femmes de moins de quarante ans. Elles sont loin. Elles ont mis un pied dans ce bar, elles se sont fait agresser sans que personne ne bouge, elles sont plus jamais revenues.

Nous pouvons donc affirmer sans faillir que nous sommes ici en présence d'un nid de ce que Mawy appelle des anarcouilles : des gars qui perpétuent des pratiques sexistes oppressives en milieu alternatif se voulant pourtant anti-oppression.

Bah ouais meuf mais ils vont te dire : on va quand même pas faire des lois anti-relous, hé, c'est justement le but, dans l'anarchie, de pas faire de lois. Parce qu'ils n'ont pas compris, ces dominants, ces privilégiés, que si l'on peut se passer de lois en anarchie, c'est précisément parce que le respect des règles est pris en charge par chacun des membres du collectif.

Une loi, c'est un truc de paresseux. On écrit un truc et tu suis le mode d'emploi, ça t'évite de réfléchir. C'est plus évidemment problématique, bien entendu, quand la loi est formulée par un petit groupe qui n'a pas en vue les intérêts de la collectivité, mais ça reste profondément gênant en démocratie, lorsque la loi est censée être l'émanation de la volonté du peuple, parce que même dans ce cas la loi reste un truc perçu comme une autorité extérieure, la volonté d'un "ils" abstrait dont on ne se pose jamais trop la question de savoir à qui ou quoi il correspond, ce qui permet au citoyen de râler contre ce qu'"ils" lui imposent comme un môme qu'on enverrait se coucher sans télé et surtout de se laver complètement les mains de ses responsabilités dans le processus législatif. Dans notre démocratie représentative, la loi, c'est un peu comme la viande : on veut surtout pas savoir comment c'est fabriqué, sinon on risquerait de se rendre compte qu'on y est pour quelque chose.

En anarchie, supprimer les lois, ça ne veut pas dire supprimer les règles. Ça veut dire supprimer un corpus de règles écrites émanant d'une autorité centrale. Mais des règles, il y en a toujours. Même une personne seule, elle se donne des règles par son fonctionnement quotidien. OK mais alors en anarchie elles viennent d'où les règles ? Eh ben c'est là que l'anarchie est un système beaucoup plus exigeant que la démocratie représentative : elles viennent de tout le monde à la fois. Tout le monde a un rôle effectif à jouer dans l'existence de ces règles. En fait, elles n'ont même pas besoin d'être formulées : elles émanent de l'ensemble des comportements des personnes composant le groupe. La règle, en anarchie, est définie par ce que les comportements de l'ensemble des membres de la collectivité manifesteront comme acceptable ou inacceptable, par leur soutien actif ou au contraire leur active désapprobation.

Prenons ce presque sympathique bar associatif. Effectivement, ya pas de panneau "Interdit aux femmes" sur la porte. Pourtant, c'est tout comme. Qu'est-ce qui joue le rôle de cette interdiction ? Ce n'est pas le relou. Pas lui tout seul en tous cas. C'est l'ensemble de tous les gars qui le connaissent, qui savent qu'il a tendance à emmerder les jeunes femmes, qui le voient agir, et qui le laissent faire. Qui le protègent, même, à l'occasion, en cherchant à expliquer que non, en vrai il est pas méchant quand on le connaît, que faut le comprendre, il vient de divorcer, tout ça. Par ce comportement, ils contribuent à faire exister une règle non-écrite que l'on pourrait résumer comme ça : "Emmerder les jeunes femmes dans ce bar est un comportement acceptable." Laquelle a pour corolaire inévitable une autre règle, là aussi non écrite, mais pas moins réelle : "Être une jeune femme dans ce bar n'est pas un comportement acceptable." Ben oui, évidemment : si le comportement du groupe vise à protéger les gars qui agressent les jeunes femmes, ça veut dire que toute jeune femme entrant dans ce bar a la quasi-certitude de se faire agresser pendant la soirée. C'est sa peine, sa punition à elle. Et c'est bien dissuasif. Si vous ne vous mettez pas du côté de celles qui se font emmerder, vous vous mettez, de fait, du côté de leurs agresseurs. Eh oui, copains anars : si vous ne contribuez pas à faire respecter la règle "on n'emmerde pas les femmes" en gérant vos potes, vous faites passer le message aux femmes que ce sont elles qui sont indésirables.

Visiblement, elles l'ont très bien reçu.


(Entre parenthèses, tu te dis que parmi tous ces jeunes gars dans ce bar, il y en a pas mal qui doivent avoir une copine quand même, bon, ben voilà, ils sont sortis faire la fête sans elle, ils l'ont laissée à la maison, parce que ce bar, hein, c'est un peu chaud pour les nanas. Bah ouais : c'est plus facile de garder "leur" meuf en la bouclant à la maison, hein, on sait jamais, un de leurs potes pourraient venir l'emmerder et là ils seraient en fâcheux conflit de loyauté, ils se mettraient de quel côté, on te le demande ? Non, les femmes, vaut mieux qu'elles restent à la maison. C'est pas un endroit pour elles. Même si ça fait un peu bourgeois. Même si ça fait un peu, vachement, sacrément propriétaire, comme ça, comme ambiance.)

Peut-être qu'ils te diront qu'ils préfèrent rester "entre mecs". Sous couvert de question de goût, c'est un demi-aveu qu'ils font, en fait, de la discrimination qu'ils pratiquent. Alors bon si c'est le cas, les copains, faudrait assumer, être cohérents et le mettre carrément, le panneau "Interdit aux femmes", ça vous ferait prendre conscience de ce que vous faites. Mais soit. Admettons une seconde qu'ils aient "le droit" de rester un peu "entre mecs". Que finalement ils en aient pas trop envie, qu'il y ait davantage de femmes dans ce bar. Parce que ce serait pas la même ambiance, tu comprends. On pourrait pas parler des mêmes trucs, faire les mêmes trucs, on pourrait pas se lâcher pareil. Bah ouais mais là aussi mes anars : sexisme, sexisme à pleins tubes. Parce que si vous ne considériez pas uniquement les femmes comme des objets à conquérir, si vous les considériez, par exemple, je sais pas moi, comme des personnes plutôt que comme des proies potentielles, bah ça ferait aucune différence que les gens autour de vous soient des hommes ou des femmes. Aucune.

D'ailleurs, ça ne vous pose aucun problème que des femmes soient présentes, en fait, pourvu qu'elles soient suffisamment âgées pour avoir cessé d'être désirables selon vos critères. Preuve que ce n'est pas la qualité de "femme" qui vous pose problème, en fait, mais le désir que vous avez pour elles. Autrement dit : vous interdisez l'accès d'un bar à certaines personnes en raison du désir que vous pourriez avoir pour elles. C'est l'existence de votre désir qui vous conduit à nier le statut de personnes aux jeunes femmes. Vous le voyez le problème, là ? Oué. Exact. Il est là. Dans vos pompes.

La femme est un pote comme les autres, vous savez. Et ce serait dommage que toute femme doive attendre d'avoir passé la limite d'âge au-delà de laquelle vous cessez de la considérer comme un objet de désir (et là aussi, remarquez que cette fameuse limite, c'est une règle que vous formulez et contribuez à faire exister à travers vos comportements, traitant en personnes les femmes plus âgées, traitant les jeunes femmes en objets) pour pouvoir venir boire un coup tranquille dans ce rade.

Parce que les jeunes femmes, finalement, elles veulent pas autre chose que vous en fait : boire un coup tranquille, sans emmerder personne, et sans se faire emmerder. C'est pas un mauvais idéal de vie, on pourrait dire. Eh ben voilà : en anarchie, c'est pas des policiers ou des CRS qui garantissent la tranquillité des citoyens, mais chaque membre de la communauté qui garantit la tranquillité de tous les autres.

Alors gérez-vous un peu, ça serait dommage qu'il faille faire revenir la grande méchante loi.

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